Intervention sur la nature de l’inceste
« L’intériorisation des abus sexuels et du silence qui les entoure pour les incestés, l’impact suffisamment fort de l’inceste sur les incestés pour que ceux-ci en donnent à voir les effets […] participent d’une description complète des processus de fabrication des dominateurs et des dominés ». Ce n’est pas moi qui le dit, mais Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations : anthropologie de l’inceste, pp. 255-256.
Son enquête, aux intersections de l’anthropologie et de la sociologie, auprès d’incesteurs (dans le premier volume de son ouvrage) et d’incesté-es (dans les deux suivants) dévoile la banalité des abus sexuels commis sur les enfants dans le cercle intra familial, qui n’épargnent aucun milieu social. Elle montre que ces abus ne sont pas seulement le fait de rares individus isolés et déviants, mais sont très fréquents (encore plus dans les familles où l’inceste était déjà là) et le fait d’individus normaux (même si certains plaident ensuite les failles psychologiques), insérés socialement, qui minimisent leurs actes incestueux (par exemple en les présentant comme le fruit de troubles psychologiques justement).
Tout cela tend à démontrer que la théorie de Levi Strauss selon qui l’un des fondements des sociétés humaines serait l’interdit de l’inceste est inopérante. Ce n’est pas l’inceste mais le fait de parler d’inceste qui est interdit. Le silence est la pierre angulaire du système incestuel, lui-même constitutif de nos sociétés patriarcales. L’inceste se révèle structurant de l’ordre social. Il apparaît comme l’outil premier de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. Les victimes ne sont bien sûr pas seulement des petites filles, et les incesteurs pas uniquement des hommes (même s’ils sont très majoritaires), mais cela n’enlève rien à ce que Dorothée Dussy nomme le « contenu pédagogique » des abus. Elle écrit : « être utilisé comme objet sexuel d’un parent plus âgé, […] devoir se taire sur les épisodes sexuels, mentir autour de soi sur ce qu’on a fait de sa journée, comporte le même contenu pédagogique et construit l’enfant sur le motif du secret et de l’érotisation de la domination » (p. 121).
Les recherches de Dorothée Dussy sont loin d’être les seules à démontrer que l’inceste est constitutif de l’ordre social patriarcal de notre société, qu’il s’agit d’une institution en somme. On peut aussi convoquer La loi des Pères de Patric Jean, La culture de l’inceste de Juliet Drouar, ou encore La domination adulte : l’oppression des mineurs de Yves Bonardel.
Tous ces titres sont édifiants et doivent nous rappeler ce que disait Muriel Salmona, de l’Association Mémoire Traumatique et Victimologie, lors de son intervention pendant le CDFN du 25 novembre : en tant que professionnel-les de l’enfance, en tant que militant-es pour une société plus juste et égalitaire, et comme nous voulons lutter efficacement, nous devons combattre tout ce qui contribue à faire obstacle à la compréhension du problème.
Dans notre texte, si le lien entre inceste et ordre social patriarcal est fait implicitement par le titre de la partie où il en est question, il est nécessaire de faire apparaître plus clairement le caractère systémique de ces violences sexuelles.
C’est pourquoi l’on pourrait étoffer le paragraphe ainsi : « Les récentes révélations d’inceste présumé et la déferlante de témoignages qui a suivi rappellent combien il s’agit d’un élément banal de notre société. Le silence qui l’entoure est même structurant de l’ordre social. D’ailleurs, la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles est indigente, surtout lorsqu’elle touche les enfants : les programmes sont rarement ou mal appliqués dans les établissements. »
Nous pourrions enfin ajouter à la suite, ce qui va dans le sens de ce que propose Créteil : « Pour le SNES-FSU, l’Education Nationale a pourtant un rôle fondamental à jouer pour lutter contre l’inceste. Les enseignant-es doivent être formé-es à la détection et l’accompagnement des enfants victimes de violences intra familiales, dont l’inceste. Les élèves doivent aussi bénéficier de séances de sensibilisation à ces sujets. »