article paru en mars 2019 dans la revue École Émancipée
Acte 18…Cela fait maintenant plus de 17 semaines que la mobilisation des Gilets jaunes occupent l’actualité sociale du week end, après avoir pendant plusieurs semaines de novembre et décembre, chaque jour, occupé notre quotidien. Commencée sur des lieux inhabituels pour nous syndicalistes, des ronds points routiers, en harmonie avec le signe de reconnaissance porté partout, elle s’est déplacée vers des lieux de pouvoirs dans les villes face à l’absence de réponse du gouvernement. Et même là, beaucoup de radicalité en rupture avec nos habitudes syndicales, dans les parcours, les objectifs, les formes de défilés, la volonté de ne pas céder face à la répression policière…
Il est vrai, et là encore étonnement de syndicalistes, que ce mouvement s’est peu focalisé sur les « détenteurs » ou les lieux de richesse (les patrons, le MEDEF, les banques) et a plus ciblé les « détenteurs » de pouvoirs politiques, sans doute parce que ces derniers protégeaient les premiers, pourtant premiers responsables des inégalités dénoncées par les Gilets jaunes, confronté-es aux transformations que le néolibéralisme a imposées dans toutes les dimensions de la vie quotidienne (au travail ou par l’absence de travail, dans l’habitat et son environnement, les transports, les services publics…).
Une « nouveauté » a été le déferlement de violences de la part de l’État. Une façon de signifier à tout le monde (au delà des manifestant-es malheureusement concerné-es) qu’aujourd’hui, le libéralisme ne tolère aucune opposition à son idéologie et à la mise en forme de ses politiques et qu’il s’en donne les moyens les plus coercitifs. S’en est fini pour lui des « compromis sociaux » à la sauce « démocrate chrétienne » ou « sociale démocrate ». Ce qui se passe dans le monde avec Bolsonaro, Trump, Erdogan, Xi Jinping, Poutine, n’est pas « que pour les autres »…
Alors, jacquerie, révolte, révolution ? Certes, le mouvement est vu souvent comme ancré dans des zones rurales ou périphériques et pas dans les grands centres urbains. Mais c’est plus de zones « péri urbaines » (d’où le poids de l’utilisation de la voiture…) dont il faut parler alors que 92 % de la population française vit sous l’influence de la ville, avec toutes les contradictions portées par le néo libéralisme. Parti d’exigences sociales ancrées dans des inégalités fortes (pouvoir d’achat fragilisé, injustice fiscale), et vécues comme telles, le mouvement a très rapidement intégré comme question centrale la démocratie au sens premier « le pouvoir aux citoyens ». C’est le sens de l’exigence du RIC, façon d’exprimer une aspiration à un processus de décision le plus maitrisé par le peuple.
En ce sens, il y a une forme révolutionnaire dans ce mouvement populaire que les élites de toutes sortes ont conspué et haï dès le départ et que le gouvernement a voulu casser physiquement. Révolutionnaire son absence de structuration classique, sans « leaders » reconnu-es, s’auto organisant autour des ronds points et utilisant les réseaux sociaux comme vecteurs principaux de communication et de mobilisation. Révolutionnaire aussi est l’exigence de « démission de Macron » car posant la question du pouvoir en dehors des voies électorales ou parlementaires, avec un président érigé en monarque absolu et des symboles renvoyant à la Révolution française.
Cela ne veut pas dire que cette dynamique est ne génère que des choses « progressistes ». Il est clair que la faiblesse de l’écho, dans la société, de projets d’émancipation social pèse négativement, d’autant que l’extrême droite rode, même si ses idées les plus réactionnaires n’apparaissent que marginalement dans la mobilisation.
Dans le même temps, force est de constater que, si le mouvement a été radical dans son expression, ses exigences et fortement soutenu dans le reste de la population, sa massivité dans la rue était très loin des grandes manifestations populaires que notre pays a connues dans le passé. Comme si des « jonctions » n’arrivaient pas à se faire avec d’autres parties des couches populaires : les salarié-es des moyennes et grandes entreprises, les habitant-es des quartiers populaires urbains, beaucoup aussi les « sans emplois » ou les précarisé-es à l’extrême…
La composition sociale de ce mouvement agit un peu comme le revers de ce que structure encore le mouvement syndical. Des couches populaires qui ne sont pas dans le standing habituel des implantations syndicales (à cause des restructurations du salariat) ou bien ont abandonné un syndicalisme qui ne parvenait pas/plus à prendre en compte leurs aspirations. Du coup, alors qu’on est en plein renouveau d’une lutte de classes où, sous les coups du libéralisme, les opprimé-es étaient sur la défensive et où, pendant plusieurs semaines, ce sont les puissants qui l’ont été, les syndicats, dans leur ensemble au début, ont eu une attitude hostile à un mouvement jugé corporatiste, poujadiste, voire manipulé par l’extrême droite. Une cécité qui les a conduit (sauf Solidaires) le 6 décembre à un communiqué scandaleux appuyant les ronds de jambes du gouvernement et surtout, dénonçant « toutes formes de violence dans l’expression des revendications » en faisant silence sur l’arsenal répressif et extrêmement violent déployé par le pouvoir contre les manifestant-es chaque samedi.
Heureusement, sous les prises de position et les engagements de plus en plus en plus nombreux de structures syndicales, notamment après la « révélation » de l’ampleur de ce qu’avait pu obtenir les GJ le 10 décembre et qu’aucune mobilisation syndicale n’avait approché en terme de résultats (et ce même si cela ne correspond pas au « coeur » des exigences de la mobilisation), les choses ont bougé. Pour le syndicalisme de transformation sociale, il y a maintenant une vraie volonté de convergences avec la compréhension que les revendications sont les mêmes et que la dynamique doit se renforcer ensemble pour mettre à mal les politiques libérales.
Pour un mouvement syndical affaibli, mais pas (encore ?) hors-jeu, il est nécéssaire de bien prendre la mesure de cet enjeu fondamental pour l’avenir des luttes sociales et de sa propre survie.
Laurent Zappi