article paru en mars 2019 dans la revue École Émancipée
– Comment analysez-vous cette première journée de convergence nationale entre syndicats et Gilet jaunes ?
La journée d’action du 5 février n’a pas été un succès. D’abord, le nombre de manifestants n’a pas dépassé la vitesse de croisière des mobilisations habituelles de la CGT. Ensuite, la convergence souhaitée Gilets jaunes/Gilets rouges ne s’est guère réalisée, même si localement, des rapprochements ont été plus nourris dans certains endroits que dans d’autres, comme dans la région toulousaine où, depuis déjà plusieurs semaines, les responsables cégétistes locaux avaient labouré le terrain pour faire valoir une communauté de revendications. Enfin, la mobilisation des ronds-points ne s’est pas propagée massivement aux entreprises, ce qui ne surprend guère, dans la mesure où celles-ci, depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, n’ont pas constitué le terrain privilégié de la contestation.
– Que révèle le mouvement des Gilets jaunes des forces et faiblesses du mouvement syndical ?
En l’espèce, ce sont surtout ses faiblesses que le mouvement des Gilets jaunes a mises en exergue. En premier lieu, soulignons qu’il s’agit de la première mobilisation sociale nationale dirigée contre l’ordre dominant qui, depuis l’existence légale des organisations syndicales, leur échappe de bout en bout. Les Gilets jaunes ont en outre administré une triple leçon qui questionne les syndicats : ils sont parvenus à inscrire leur mouvement dans la durée ; ils ont fait la démonstration que cette inscription dans la durée pouvait advenir sans encadrement par des structures pérennes, au moyen des réseaux sociaux et de formes de micro-auto-organisation, parfois rond-point par rond-point ; ils ont en outre réussi à faire bouger les lignes, à bousculer le pouvoir politique, à obtenir de sa part des concessions qui, si elles peuvent paraître aujourd’hui minimalistes, témoignent malgré tout d’une capacité à construire un rapport de force susceptible d’obtenir des résultats.
Il est bien évident que l’ensemble de ces caractéristiques interrogent le syndicalisme. Ne serait-ce qu’en termes de résultats. Depuis 1995, tous les mouvements de travailleurs menés nationalement ont en effet échoué, exception faite, en 2006, de la contestation contre le Contrat première embauche (CPE), mais qui était avant tout une mobilisation lycéenne et étudiante. Or, la crédibilité des syndicats repose pour une large part sur leur capacité à atteindre des objectifs concrets. Sans quoi le risque est grand que d’autres situations conflictuelles d’ampleur se produisent de nouveau sans eux.
Cette situation interroge par ricochet les modalités d’action des syndicats. Au fond, deux formes d’institutionnalisation du syndicalisme se sont forgées au fil du temps. La première par le « dialogue social », dont la CFDT est l’archétype. Or, cette pratique destinée à domestiquer le contre-pouvoir syndical a démontré son inefficacité et conduit désormais la direction cédétiste à se distancier systématiquement de toute opposition frontale au pouvoir politique. Du côté de la CGT, une autre forme d’institutionnalisation est proposée : par la ritualisation du conflit, exprimée par les journées d’action à répétition et espacées, qui ne parviennent plus à obtenir des concessions significatives. Dans les deux cas, une neutralisation de l’action syndicale se produit. Elle offre le spectacle de structures à la peine qui, aux yeux des catégories dominées qui se retrouvent parmi les Gilets jaunes, semblent au fond participer d’une vaste sphère institutionnelle décrédibilisée.
Par ailleurs, les failles sociologiques du champ syndical ne sont sans doute pas pour rien dans sa difficulté à créer la jonction avec les Gilets jaunes. Si, comme tendent à le montrer les premiers embryons d’enquêtes de terrain, ces derniers comprennent une majorité d’ouvriers, d’employés et de professions intermédiaires, ceux-ci appartiennent plutôt à des petites structures, telles les TPE du secteur privé, ou travaillent en indépendants. Or, le gros des troupes syndicales, particulièrement parmi celles portées au rapport de force, est constitué pour l’essentiel de fonctionnaires, de salariés d’entreprises publiques ou de grands établissements. Parmi les PME et les TPE, des déserts syndicaux se sont formés au fil de la désyndicalisation, rendant le corps syndical de plus en plus étranger aux réalités quotidiennes des salariés de ces entreprises. Sans parler des auto-entrepreneurs qui, s’ils peuvent être des salariés déguisés ou vivent un quotidien d’exploitation, échappent pour la plupart à la syndicalisation. En somme, rien de bien surprenant à ce qu’un mouvement si hétéroclite et composé d’hommes et de femmes formant des points quasi aveugles du syndicalisme lui échappent.
– Comment expliquer les hésitations premières de la CGT à affirmer des convergences ?
Rappelons au préalable que le mouvement des Gilets jaunes est parti de revendications sur la taxation des carburants. Or, le syndicalisme en général peine à se reconnaître dans des mobilisations qui paraissent axées sur des questions fiscales. La fiscalité est volontiers perçue comme un outil de redistribution, de lutte potentielle contre les inégalités, d’intervention de l’Etat qui sont autant de dimensions auxquelles les syndicats sont dans l’ensemble attachés.
S’agissant de la CGT, une double argumentation a été employée au début du mouvement pour justifier de la part de sa direction confédérale sa prise de distance à l’égard des Gilets jaunes. D’une part, le refus de s’engager dans une contestation susceptible d’être instrumentalisée ou récupérée par l’extrême-droite a été avancé. Or, en dépit de dérapages condamnables, au demeurant mis en exergue non sans délectation par le champ médiatique, les thématiques revendicatives ne se sont pas particulièrement avérées celles de l’extrême-droite. De plus et par définition, un mouvement non organisé est exposé à des tentatives de récupération venues de toutes parts. Est-ce une raison valable pour ne pas l’investir ?
D’autre part, à l’orée du 17 novembre, la direction de la CGT a considéré que la sociologie disparate du mouvement naissant justifiait de ne pas appeler à le soutenir. Or, comme nous le rappelions précédemment, une masse de la foule mobilisée est formée de travailleurs médians qui, dans l’absolu, participent du cœur de cible du syndicalisme, en particulier celui de la CGT. Mais il est un fait, nous l’avons expliqué, que le décalage entre la composition sociologique de cette dernière et la réalité sociale des ronds-points rendait plus complexe l’expression précoce d’une forte solidarité.
Cela dit, ces défauts d’analyse illustrent une défaillance de ligne et d’analyse politique au plus haut niveau de la CGT. D’ailleurs, cette réalité à été ressentie par des structures locales et territoriales qui, bien plus tôt que leur direction nationale, se sont employées à forger des liens avec les Gilets jaunes, parfois non sans succès. Au fond, la dépolitisation du syndicalisme qui a accompagné le renforcement de son institutionnalisation lui complique la compréhension des réalités sociales, dès lors que celles-ci secouent violemment l’ordre dominant.
– Pourquoi tant de méfiance chez les GJ vis-à-vis des syndicats ?
La méfiance d’une bonne partie des Gilets jaunes à l’égard des syndicats peut s’expliquer par toute une série de raisons dont certaines sont d’ores et déjà apparues au fil de notre raisonnement. D’abord, la désyndicalisation à l’œuvre depuis quarante ans fait que nombre de Gilets jaunes, de leur propre aveu, n’ont jamais côtoyé de syndicalistes sur leur lieu de travail. Dès lors, comment aller spontanément vers les syndicats ? En outre, depuis bientôt un quart de siècle, les mouvements sociaux nationaux de salariés, sous l’égide des syndicats, ont échoué. Dès lors, pourquoi s’en remettre à des structures jugées inefficaces ? De plus, à force de s’inscrire dans les processus de « dialogue social », les organisations de travailleurs peuvent être perçues comme des relais ou des béquilles des institutions. Elles n’apparaissent plus comme une opposition crédible, sur fond de brouillage de leur image entre pouvoir et contre-pouvoir. Alors, comment s’y associer dès lors qu’une protestation interroge et met en cause le fonctionnement même du pouvoir politique ?
Ajoutons que le mouvement des Gilets jaunes campe sur un fonctionnement vertical peu en adéquation avec le renfoncement de l’horizontalité de confédérations syndicales de plus en plus présidentialisées.
– Quelles sont les conditions pour que le syndicalisme reste un outil majeur pour l’action collective ?
Disons-le d’emblée : les syndicats sont utiles et même indispensables à notre société. Ils sont un point de repère historique, l’outil des grandes conquêtes sociales survenues dans notre pays. Et pour en revenir à l’actualité des Gilets jaunes, il est visible que l’absence de structure pérenne complique la construction d’un solide prolongement politique et social à la colère exprimée. De plus, livrée à elle-même, non formalisée par un contre-pouvoir, cette dernière porte le risque d’être instrumentalisée par un gouvernement qui, par exemple, est manifestement tenté de s’emparer de la thématique fiscale pour justifier la restriction du domaine des services publics.
Pour autant, le champ syndical, s’il veut échapper à la menace de devenir résiduel, doit mettre en débat une série de sujets. A commencer par ses propres modalités d’action. Mais aussi son rapport au politique, qui comprend en particulier sa capacité à produire une utopie offrant un débouché d’avenir.
La situation interroge de surcroît les syndicats sur leurs pratiques, sur leur système de délégation et sur leur usage des réseaux sociaux, qui reste encore modeste. Or, ces derniers créent de nouvelles dynamiques et concourent à une demande forte des individus de participer à une construction collective de la démocratie. Des modalités de mise en réseau de l’action syndicale, source d’implication permanente et directe sont sans doute à réfléchir.
Bref, ces défis, parmi d’autres, sont à la mesure de l’ampleur des enjeux pour des syndicats en besoin de renouvellement, y compris générationnel.
Propos recueillis par Laurent Zappi
Stéphane Sirot est historien, spécialiste du syndicalisme et des conflits sociaux,
enseignant à l’université de Cergy-Pontoise. Derniers ouvrages parus :
«1884, des syndicats pour la République», Le Bord de l’eau, 2014 ;
«Electriciens et gaziers en France. Une histoire sociale, XIXe-XXIe
siècles», Abre bleu éditions, 2017.