La Centrale en chaleur
Les écrivains japonais sont bien placés pour lancer des avertissements sur la mauvaise santé de notre planète. Fukushima est passé par-là. Avant, il y eut Hiroshima et Nagasaki.
Genichiro Takahashi a choisi l’insolence, la dérision, le rire pour dénoncer cette société capitaliste qu’il avait combattue comme étudiant à la fin des années 60, ce qui lui valut 9 mois de prison en 1969-70.
De ce combat, il n’a rien renié, même si aujourd’hui, il est bien installé et reconnu.
« La centrale en chaleur » fait bien sûr référence à Fukushima et au tsunami, dont les répliques se sont fait sentir à intervalles réguliers et qui ont laissé un immense traumatisme, mais en même temps, à un titre possible de film porno.
Il joue sur cette ambivalence pour rompre avec tous les codes, ceux de la société à la morale élastique – il pourrait écrire « Leur morale et la nôtre » – et ceux du film porno, tout en parlant abondamment de chatte et de bite, mais aussi de cette merde envahissante.
Il veut choquer à tout prix pour délivrer un curieux message, si le terme convient, un message d’amour.
La fin est étrange, à la fois drôle et tragique, réelle et irréelle pour chanter « Quand tous les hommes vivront d’amour » Chanson qu’il ne cite pas alors qu’il se sert, pour illustrer son « making of », de standards de la comédie musicale américaine, en changeant les paroles, tout en citant des groupes, des chanteuses et chanteurs très connus au Japon.
La réflexion n’est jamais loin notamment dans ce chapitre qui coupe le livre, « Étude littéraire du désastre », dans lequel il cite Susan Sontag qui écrivait à propos des attentats du 11 septembre 2001 : « Qui reconnaîtra qu’il ne s’agit pas d’une lâche attaque contre la « civilisation », la « liberté », « l’humanité », mais d’une attaque d’un pays qui s’est autoproclamé superpuissance du monde, et une conséquence de ses actes et de ses alliances ? ».
Il poursuit en s’interrogeant sur notre grammaire commune, sur les notions de justice, de vérité. Fukushima était attendue. Cette catastrophe avait été annoncée. Personne n’avait pris au sérieux ces cassandres, préférant croire les mensonges de Tepco, la société qui gérait les centrales nucléaires, préférant le profit à court terme que la protection des populations.
Takahashi ne serait pas déçu par l’actualité. Des SDF sont envoyés sur le site de la catastrophe aidés par des handicapés pour y travailler… Il ne faut pas chercher bien loin la barbarie.
Cette catastrophe, de même amplitude que celle de Tchernobyl, n’a pas fait réfléchir, n’a pas été suivie d’effets pour mettre au premier plan la lutte contre la crise écologique globale, contre le tout nucléaire.
Ce monde tourne à l’envers, marche sur nos têtes. Il serait temps de l’arrêter. De le changer. Ce livre – ni roman, ni essai, ni récit, juste un cri – incite à rire pour penser. Le rire, le propre de l’être humain permet de se mettre à distance pour voir, pour regarder et non pas subir. Le rire est le premier pas vers la révolte.
Des Oiseaux plein la bouche
Avec d’autres mots, d’autres moyens, des contes dans la tradition de Julio Cortázar, mêlant réalité la plus boueuse au fantastique pour faire entrer dans son monde, Samanta Schweblin délivre un cri similaire.
« Des oiseaux plein la bouche » est un recueil de nouvelles qui s’interroge sur la barbarie de notre monde, sur l’inversion des valeurs.
Un assassin de sa femme peut-il être considéré comme un artiste qui a fait une sorte d’œuvre d’art ? L’entraide entre les êtres humains n’est-il qu’un vain mot ? Chacun(e) ne peut rester que dans son propre univers ?
« La vérité sur l’avenir ? », titre d’une des nouvelles réunies dans ce volume, veut faire la démonstration, qui rejoint celle de Takahashi, que la vérité sort de la bouche des « autorités » – ici une voyante, mais la démonstration reste valable – surtout si l’opinion, l’assertion sont répétées par des autorités différentes, mais défendant le même intérêt.
La vérité sur l’avenir ? Des prévisions auto réalisatrices, à l’image de la scène des marchés financiers. Si plusieurs traders croient à la même chose, elle se réalise… Jusqu’à un certain point. Lorsqu’il est atteint, plus personne ne croit plus personne…
Ces nouvelles font la démonstration que Buenos Aires sait alimenter le moteur de la littérature mondiale. ●
Nicolas Béniès
« La centrale en chaleur »,
Genichiro Takahashi,
traduit par Sylvain Cardonnel, Books éditions, 253 p.
« Des oiseaux plein la bouche »,
Samanta Schweblin,
traduit par Isabelle Gugnon, Seuil.