Rodrigo Fresàn, né en 1963 à Buenos Aires, fait partie de cette nouvelle génération d’écrivains argentins, marquée à la fois par les grands littérateurs comme Cortazar, Borges ou Bioy Casares et par les soubresauts politiques d’un pays qui a connu plusieurs crises dont la dernière a duré de 1998 à 2002, crise de la dette au départ se transmuant en crise totale liée à la désagrégation des institutions. Un pays dont la culture est profondément marquée par le péronisme, forme de bonapartisme. Il puise dans cette « actualité » qui inclut aussi la guerre des Malouines ou le football – qui se trouve dans un post-scriptum à l’édition 2009 ou comment parler de foot sans en parler tout racontant une histoire personnelle liée au foot -, mais aussi des éclats d’autobiographie. Les titres mêmes de ces morceaux d’histoire laissent accroître qu’il s’agit de construire des images de soi, images éclatées comme lorsque le corps se reflète dans des miroirs déformants. Comment dire « je » sans que le « je » soit trop présent ?
« Histoire argentine » est un objet littéraire non identifié. Il se présente comme un recueil de nouvelles traitant d’histoires apparemment sans lien les unes avec les autres.
« Pères de la patrie » raconte une chevauchée sans fin se terminant dans un naufrage pour mettre en scène un mousse survivant, narrateur de ces histoires. Une sorte de résumé de l’Argentine des ces années 2000 ? Peut-être. Peut-être pas. Dés le début, Fresàn joue sur les ambiguïtés de la fiction, sur ce que nous savons par rapport à ce qu’il écrit. A chaque fois, comme chez Bioy Casares, il veut désarçonner – ce n’est pas pour rien qu’il raconte des histoires de chevaux – le lecteur. Il y réussit. Les exergues, très bien choisies pour leur pertinence ou leur impertinence, mettent de la distance, de l’ironie pour aller chercher là où il ne faut pas des significations cachées, des échos de pensée, des chemins d’explication. L’imagination permet toutes les traversées, toutes les audaces avec ce petit quelque chose qui rend la fiction plus réelle que la réalité.
« Ephémérides » se présente, à la manière des auteurs anglo saxons, comme la liste de ceux et celles qu’il faut remercier – en ajoutant, si le temps le permet, Dieu et la famille et lorsqu’elle est nombreuse, les signes s’ajoutent aux signes – tout en offrant au lecteur attentif des clés de compréhension de l’ouvrage.
Cette traduction est la deuxième édition d’« Histoire argentine » que l’auteur présente comme son premier livre publié en 1991, livre qu’il a revu, corrigé, changeant l’histoire, rajoutant des « chapitres », des « nouvelles ». Est-ce
a : un recueil de nouvelles
b. un roman ?
Il répond : « Tout semble indiquer – et c’est applicable à tous les livres qui sont issus et continueront d’être issus de celui-ci – que la bonne réponse est c). » Manière de dire qu’un auteur écrit toujours le même livre, en changeant ce qui doit être changé de manière à présenter de nouveaux regards sur une réalité mouvante.
Ce n’est pas le premier livre de l’auteur traduit en français mais c’est celui qui rend le mieux compte de son talent détonnant. Les préfaciers, Ray Loriga – auteur argentin qui a commencé de publier en même temps que Fresàn – et Ignacio Echevarria ne font qu’épaissir le mystère. Le premier invente un auteur pour le comparer à Fresàn pour souligner son originalité et le deuxième s’évertue à expliquer la genèse comme les transformations successives des « nouvelles » ou les « chapitres » constitutifs de cette histoire. Pour conclure sur le bonheur que représente cette lecture qui « consiste à parler de l’Argentine en se dégageant de l’obligation de jouer les Argentins, à choisir d’être argentin sur le territoire libre et résolument heureux de l’écriture. » ●
Nicolas Benies
« Histoire argentine », Roberto Fresàn, traduit par Isabelle Gugnon, Seuil, Paris, 2012, 269 p.