Apparemment beaucoup oppose ces deux pays : tout d’abord leur importance, illustrée par la population avec près de 50 millions d’habitants pour l’Ukraine
et moins de 4 millions pour la Bosnie. Mais aussi les mobilisations.
Autant le soulèvement social et la démocratie directe qui s’inventent
dans les « Plenums citoyens » de Bosnie[[http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31034]] ravissent la gauche,
autant celle-ci est bien mal à l’aise envers le mouvement
dit de l’« EuroMaidan », favorable à un accord avec l’UE,
qui semble dominé par des forces de droite, voire d’extrême-droite.
Pourtant, des rapprochements sont possibles, au-delà des descriptions binaires du mouvement ukrainien, en percevant combien la voie bosnienne serait à suivre (sans recettes, mais dans ses principes) pour éviter l’éclatement de l’Ukraine.
Les deux pays sont confrontés à une situation économique particulièrement dégradée, sous pression du FMI ; ils sont fragilisés par leur diversité nationale ; et tous les deux sont des « pivots » régionaux, à la fois sous l’angle des rapports aux pays voisins et dans le cadre du nouveau désordre mondial.
Mais ils sont également tous les deux (comme bien d’autres) confrontés à une crise majeure de « représentation » démocratique qui rattache les deux mouvements à des variantes « d’Indignés ». En Bosnie comme en Ukraine, le discrédit des partis et le brouillage profond des étiquettes « post-communistes » ne donnent pas de clarté idéologique.
L’interview d’un militant de Tuzla, principale ville industrielle de Bosnie d’où est parti le mouvement du 5 février, membre de La Gauche (Lijevi) l’évoque[[http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31236]].
Mais, comme il le souligne « le défi est que les gens prennent de plus en plus conscience de leurs forces communes pour construire une société solidaire » . Or pour construire une société solidaire, en Bosnie-Herzégovine comme en Ukraine, il faut organiquement surmonter et résoudre trois enjeux imbriqués sociaux, nationaux et « mémoriels » ou liés aux pages noires de l’histoire.
Ces enjeux ont dominé les années postérieures à la « révolution Orange »[[Lire JM Chauvier « Les multiples pièces de l’échiquier ukrainien »
http://www.monde-diplomatique.fr/
2005/01/CHAUVIER/11836 ; V. Cheterian sur les révolutions colorées
http://www.monde-diplomatique.fr/20… ]] en Ukraine (2005-2010) : les règlements de compte avec le passé stalinien ont commencé à s’y exprimer, mais dominés par les grilles du nationalisme ethniciste et anti-communiste[[Lire le Monde Diplomatique de mars « En Ukraine, les ultras du nationalisme » E. Dreyfus/]], non sans complaisances occidentales.
En Bosnie-Herzégovine, les années noires des nettoyages ethniques (1992-1995) ont été suivies par celle de l’encadrement euro-atlantiste néo-colonial incapable de reconstruire[[http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31105]] le pays et de lui donner une quelconque cohésion : les institutions du pays « unifié » sont paralysées par les enjeux de pouvoir entre partis nationalistes.
Ici et là, sous toutes les étiquettes, ce sont plus de deux décennies de privatisations – imposées par les grandes puissances et institutions internationales pour être reconnu comme pays « démocratique » et « européen ».
Les mots sont importants – particulièrement quand ils perdent sens ou sont dénaturés. La « démocratie » représentative, déjà de portée limitée par les rapports sociaux sous-jacents au capitalisme, s’est particulièrement vidée de contenu : l’alternance sans alternative et la corruption généralisée, sous toutes les étiquettes a marqué le « post-communisme ».
**Des « Indignés » au social…
Et c’est donc en premier la crise de cette « démocratie », identifiée à une destruction sociale au profit des nouveaux bourgeois issus pour une part de la nomenklatura communiste. Visible dans le mouvement « des Indignés » de Roumanie ou de Bulgarie[[Lire Marya Ivancheva
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30937]] – qui ont renversé des gouvernements – cette contestation est très présente en Ukraine – par différence avec la « révolution orange » de 2004. A cette époque, après des années de privatisations oligarchiques opérées par Leonid Koutchma, la population s’est soulevée contre les fraudes électorales, avec l’espoir que l’alternative « libérale » serait porteuse d’une société débarrassée de la corruption.
Alternative ravageuse, brouillant d’ailleurs les frontières entre « pro-russe » et « pro-européens » ). Ioulia Timochenko, l’égérie du parti libéral « Patrie » – emprisonnée jusqu’à la chute récente du président Ianoukovitch, pour avoir contracté un accord avec la Russie défavorable à l’Ukraine – étant plutôt bien vue à Moscou.
Bref, il y avait un souffle « Indigné » dans le mouvement ukrainien dit euroMaidan. De même le rejet des partis au pouvoir est flagrant en Bosnie : depuis le 5 février, plusieurs dizaines de ministres ou gouvernements des cantons ont du démissionner.
C’est aussi un mouvement populaire, se défiant de tous les partis, qui a fait chuter Ianoukovitch, à cause de ses propres méthodes : plus que sur l’Europe, Maidan s’est massivement mobilisée contre « la famille régnante », son oligarchie et le cours de plus en plus répressif et personnel du régime, en craignant qu’une intégration aux projets de Poutine aggrave ces dérives.
Mais les enjeux sociaux, ayant déjà pris le devant en Bosnie, permettent ainsi à la société de commencer à dépasser de fausses divisions – ce qui ne signifie pas l’illégitimité des diverses cultures, religions et « identités » nationales. Croates, Bosniaks (musulmans) et Serbes de Bosnie ont commencé à mettre en avant ce qui les rapproche : le rejet de ce régime clientéliste et corrompu, l’exigence de mise à plat des privatisations et des inégalités révoltantes.
Au lieu d’être instrumentalisée par des partis, leur défiance s’est traduite par la mise en place d’une démocratie directe, celle des « Plenums citoyens » et des groupes de travail qui, dans plusieurs villes, élaborent des revendications concrètes.
En Ukraine, le mouvement en est resté à une phase « Indigné-es » centrée sur la chute politique du régime, pour bloquer une intégration de l’Ukraine aux projets de Poutine.
D’où le poids du parti Svoboda – célébrant toujours la SS et valorisant « l’Ukraine européenne ». Tout comme les militants de « Pravyi Sektor » camouflant leur xénophobie dans un discours « anti-système ». Cet activisme, populaire dans un mouvement idéologiquement confus et de type « Indignés », a divisé et affaibli les forces de gauche.
**L’Ukraine entre ses
oligarques et sa Troïka
Or, la chute du régime Iaounokovitch – précipité par les 80 victimes des snipers – a fait passer la situation d’une phase de mouvement social à un celle d’un « gouvernement d’union » : il redonne du poids aux partis valorisés en bloc par l’UE – trop contente de relancer son « partenariat oriental » ultra-libéral[[Voir L’Ukraine entre ses Oligarques et sa Troïka.
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30938]]. Celui-ci, présenté comme contradictoire avec les projets russes, est destructeur de l’Ukraine, socialement et nationalement.
Les troupes russes se déploient en Crimée dans un contexte, où aucune grande puissance ne veut la guerre (ni sans doute l’éclatement de l’Ukraine) mais où toutes mènent un jeu d’apprenti sorcier.
Poutine voulait modifier le traité signé avec l’Ukraine afin de prolonger le maintien de la base militaire à Sébastopol (qui a un statut autonome au sein d’une Crimée elle-même dotée d’un statut spécial) moyennant une baisse des tarifs gaziers russes[[Voir http://blog.mondediplo.net/2014-02-28-En-Crimee-j-y-suis-j-y-reste]].
Il cherche aujourd’hui – au nom de la protection des populations locales (à 60 % russophones) – à obtenir ce qu’il négociait avec Ianoukovitch depuis 2010 par un rapport de force – la sortie des troupes de leur base pour contrôler la Crimée et contrer les orientations anti-russes, au risque d’une guerre.
Mais les peurs, la mobilisation et l’appel à l’aide des populations locales ne sont pas pour autant soufflés de Moscou : le premier acte du « gouvernement d’union » après la chute de Ianoukovitch a remis en cause la langue russe dans les régions russophones.
Cette mesure a envenimé les tensions, autant que l’entrée au « gouvernement d’union » des ministres de Svoboda ou le déboulonnage des statues de Lénine et l’interdiction du Parti des Régions et du Parti Communiste là où dominent Svoboda et Pravyi Sektor. Elles participent de la confrontation des héritages, des étiquettes et des mémoires. Le comprendre n’est pas l’accepter.
**Les Assemblées citoyennes
bosniennes montrent la voie…
Contre les crimes commis il faut non pas l’interdiction de partis, mais une justice indépendante des partis et l’invention d’une nouvelle démocratie contrôlant les partis, ou s’en passant.
Et il est décisif de combattre les idéologies racistes et xénophobes : les Tatars musulmans de Crimée, déportés par Staline et de retour dans leur foyer depuis 1991, pourtant pro-Maidan par crainte de la domination grand-russe, sont autant menacés par l’idéologie de Svoboda que par Pravy Sektor qui défend la « chrétienté » contre « les burquas ».
Mettre l’accent sur ce qui rapproche les populations de toute l’Ukraine comme de toute la Bosnie-Herzégovine. Gagner un véritable pouvoir de contrôle des décisions prises en leur nom – notamment au plan international.
L’aspiration démocratique doit transformer les défiances « anti-système » en assemblées citoyennes, comme en Bosnie, mettant à plat les privatisations destructrices des droits sociaux. Dénoncer la dette illégitime contre les plans d’austérité du FMI. Et aller vers des processus constituants défendant à la fois les intérêts communs et la diversité des cultures des religions et des langues.
L’autonomie, et demain la démilitarisation de la Crimée, impliquent une neutralité militaire de l’Ukraine. Son unité et celle de tout le pays, vont de pair avec la défense de droits sociaux et culturels pour touTEs contre le fascisme, la domination « grand russe » ou celle des institutions euro-atlantistes.
La souveraineté de la Bosnie est, quant à elle, indissociable de la fin de tout protectorat et de nouveaux liens entre peuples balkaniques, déterminés par en bas. C’est aussi ce qui mûri[[http://france.attac.org/actus-et-medias/le-flux/articles/le-forum-social-des-balkans-une-chance-pour-lautre-europe]] depuis quelques années. ●
Catherine Samary