Par certains aspects, la crise de la Covid est exceptionnelle. Mais, sous couvert
de réponses « techniques » à la situation créée par la pandémie, elle constitue l’occasion pour le gouvernement d’imposer des logiques qu’il souhaitait déjà instaurer.
La recherche peut mobiliser ses outils d’analyse pour objectiver les logiques en cours, tout en étant prudente sur les conclusions « à chaud ». C’est ce que nous avons essayé de faire dans deux parutions récentes que nous résumons ici, l’une, collective, davantage ciblée sur la phase de confinement[[
Stéphane Bonnéry et Étienne Douat (dir.), L’éducation aux temps du coronavirus. La Dispute, septembre 2020.]], et l’autre orientée sur la rentrée à venir et les suites à moyen terme [[Stéphane Bonnéry, « L’école et la Covid 19 », La Pensée, n° 402, avril-juin 2020.]]
Si la menace du gouvernement Macron est aussi inquiétante, quand il instrumentalise la crise de la Covid avec une stratégie du choc pour ébranler l’école publique, c’est que, depuis des décennies, le système d’enseignement français était soumis à des logiques contradictoires et structurelles. Résultat d’un compromis instable entre, d’une part, des avancées de démocratisation (programmes et objectifs unifiés pour le primaire puis le collège, accès massifié au lycée et à l’enseignement supérieur) et, d’autre part, des mécanismes de sélection fortement marqués par les origines sociales (réussite dans les apprentissages, orientation, filières étanches). Cet équilibre est peut-être obsolète, mais Blanquer impulse sans débat un virage à droite, sélectif, notamment pour réduire l’ambition de la scolarité unique entre les différentes classes sociales, en externalisant tout ce qui ne rentre pas dans le socle minimal de « basiques » ou de « fondamentaux » que nul-le ne peut ignorer. Le modèle est l’instruction à la carte, officiellement selon les individus, en réalité selon les origines sociales des élèves. Or, malgré ses défauts, la scolarité unique a tout de même le mérite d’afficher le même objectif pour toutes les classes sociales, et ce faisant, de constituer un point de repère et de revendication pour contester tout ce qui contribue à différencier encore davantage les objectifs selon les origines sociales. Malgré le danger, ces attaques rendent mieux lisibles les logiques en cours.
Distanciel : vers l’école à la carte et la privatisation ?
Avec le Nouveau management public, la posture est de ne pas expliquer les objectifs, mais de les imposer comme des obligations techniques. Avec la transparence des Environnements numériques de travail, où les enseignants suivent les élèves, la hiérarchie a tenté de contrôler de près le travail des enseignants. Le manque de performance des outils a limité l’emprise, mais des réformes récentes veulent « rectifier le tir », pour que les chefs d’établissements aient un rôle de contremaître pédagogique [[Le 12 mai, une députée du groupe parlementaire présidentiel enregistre un projet de loi pour redéfinir la fonction de directeur d’école primaire pour accroître « leur pouvoir de décision », et un décret du 12 juin ouvre un nouveau concours de recrutement des chefs d’établissements de l’enseignement secondaire à des managers venant du privé]]
Face à l’impossibilité de maintenir la classe en présentiel, des expérimentations déjà imposées dans l’enseignement supérieur depuis 20 ans ont servi de modèle pour le primaire et le secondaire. Si chacun a fait ce qu’il a pu pendant la période, avec beaucoup de bonnes volontés et de convergences provisoires entre familles et personnels, le taux de décrochage a été bien supérieur à ce que la communication du ministre a donné. Et ce dernier veut instituer durablement l’enseignement distanciel ou hybride, en le systématisant pour l’année prochaine dans le supérieur, et en l’instaurant comme recours encouragé dans le primaire et le secondaire [[Proposition de loi visant à instaurer l’enseignement numérique distanciel dans les lycées, collèges et écoles élémentaires, enregistrée à la présidence de l’Assemblée Nationale le 19 mai 2020 sous le n° 2967.]].
L’expérience de la Covid montre que les familles de cadres peuvent être tentées de compléter l’éducation par le recours à des officines privées de la « Ed Tech », si le service public ne fournit qu’un minimum : l’enjeu de marchandisation est grand si l’on réduit les objectifs de l’école publique. C’est le moyen d’imposer une école à la carte, qui ne vise pas les mêmes objectifs pour tous, mais « s’adapte » aux « possibilités » de « chacun », qui différencie en fait les objectifs selon l’origine sociale des élèves.
2S2C : la réduction de l’école
Dans la même logique, lors du déconfinement, l’argument des distances spatiales de sécurité a d’abord été mobilisé pour argumenter la reprise à mi-temps, et imposer le dispositif Sport-Santé-Culture-Civisme (2S2C) comme mode de garde.
Cette réforme était déjà envisagée, pour limiter l’école aux « fondamentaux » : externaliser le sport et les arts, qui ne seraient plus à terme les disciplines scolaires Éducation physique et sportive (EPS), éducation musicale et arts plastiques, en réduisant le temps scolaire.
Ces disciplines ne seraient plus obligatoirement enseignées dans tous les territoires, leur présence dépendrait de l’existence de personnes aptes, voire d’associations locales, de leur financement par les collectivités locales ou les familles, ainsi que des « goûts » de ces dernières, socialement marqués.
Une école publique à mi-temps et le reste en option, comme les activités du mercredi en club, la logique ressemble clairement à une disparition tendancielle de la scolarité unique, en tant qu’objectif de transmission des mêmes savoirs et d’ouverture de centres d’intérêts variés aux enfants de toutes les classes sociales.
La fin ou la réduction de la scolarité unique ?
Du 12 mars à la rentrée de septembre 2020, six mois se seront écoulés, où le gouvernement a empêché que soient débattues les conditions d’une reprise de tous les élèves durablement, c’est-à-dire en sécurité en cas de nouveau pic de l’épidémie, ce qui ne pouvait passer que par le découpage des classes en sous-groupes scolarisés à plein-temps, donc le recrutement massif et la formation d’enseignant-es ainsi que la location de locaux. Faute d’avoir retenu cette hypothèse qui engageait le budget de la Nation à développer les crédits en faveur des services publics, le risque est grand que l’école unique ne voie ses missions très réduites.
Bac localisé, la reconnaissance individualisée des qualifications ?
Blanquer a d’abord voulu maintenir les épreuves de sa réforme du baccalauréat, dont le caractère local, qui affaiblit la reconnaissance du diplôme, avait suscité l’hiver précédent des protestations. Mais l’annulation des épreuves est-elle un phénomène conjoncturel, ou crée-t-elle un précédent qui institue pour ce diplôme un contrôle continu local, objectif explicite du ministre ? Cela affaiblirait la reconnaissance du diplôme et l’alignerait sur celle dont bénéficie l’établissement sur le « marché concurrentiel » de l’accès à l’enseignement supérieur, marché qu’a créé ou amplifié la réforme Parcoursup. Avec elle, de fait, le bac ne constitue plus un passeport pour l’enseignement supérieur.
La bataille ne fait que commencer
Face à la crise économique d’ampleur qui grandit, le gouvernement a des marges de manœuvre limitées : détourner l’argent pour sauver la finance, ou pour le bien commun avec les services publics. Les choix apparaissent plus clairement si les militant-es les font entendre, et l’avenir de l’école publique, avec les choix que porte la FSU, peuvent convaincre des parents et des citoyen-nes jusqu’ici indécis. ●
Stéphane Bonnery, CIRCEFT-ESCOL,
Université Paris 8
L’éducation au temps du Coronavirus
Stéphane Bonnery et Étienne Douat
Quatorze chercheur-euses spécialistes de l’éducation, de la maternelle à l’université, coopèrent et tentent de répondre aux questions posées par la fermeture des écoles le 16 mars 2020 décidée par Macron. Il s’agit d’ouvrir les chantiers de recherche que cette séquence inédite impose. Comment, dans l’urgence et l’impréparation, confiné-es, étudiant-es et élèves, familles, enseignant-es, CPE et relais hiérarchiques font-ils-elles ? Que révèle cette « crise » de l’état du système d’enseignement ? Ce confinement, puis les modalités de la reprise des scolarités, constituent-ils un moment exceptionnel, ou sont-elles instrumentalisées pour servir les réformes gouvernementales en cours ?