Après l’attitude du gouvernement et de la police le 1er mai à Paris contre les manifestant- es et le cortège syndical, après ce qui arrive à notre camarade Olivier Sillam, il nous semble nécessaire de revenir par cette contribution sur les conditions d’expression du mouvement social aujourd’hui face un capitalisme néolibéral qui, en faisant fait feu de tout bois, montre un nouveau potentiel de répression, et sur ce que devrait essayer de faire le syndicalisme de transformation sociale.
Un mouvement social qui bouscule le syndicalisme
Nous sommes confrontés à une réalité qui interpelle tout le mouvement syndical, donc la FSU, et à laquelle nous ne pouvons pas échapper : la persistance d’un mouvement social atypique dans notre pays depuis six mois. Même si celui-ci s’exprime de façon moins massive depuis plusieurs semaines, il persiste (en acceptant aussi aujourd’hui de manifester « avec les syndicats ») et a servi de révélateur des carences du syndicalisme tel qu’il fonctionne dans notre pays.
Pouvons nous penser (et nous satisfaire) que les choses vont revenir « comme avant », que l’on pourrait poursuivre notre travail syndical comme on « sait faire », avec nos bonnes vieilles méthodes ? Nous estimons que c’est une douce illusion parce que ce mouvement, ces formes d’expression révèlent aussi les nouvelles formes d’affirmations économiques, sociales et politiques des néolibéraux que nous n’avons sans doute pas vu bien venir. D’un certain point de vue, la radicalité populaire exprimée par les GJ est une réponse à la radicalité et à la morgue des possédant.es qui accaparent le pouvoir économique et politique. Ce sont donc des constantes importantes auxquelles nous sommes maintenant confronté·es sur la durée et auxquelles il nous faut répondre, faute d’être menacé·es de disparition pure et simple. Il n’est pas donné que cette expression reste en « extériorité » du mouvement syndical. Des signes de convergences se manifestent depuis plusieurs semaines par ce qu’on pourrait appeler des « participations croisées » aux initiatives des un·es et des autres. D’un certain point de vue, l’attitude du pouvoir pousse à la confluence des mobilisé·es, que ce soit par ses réponses aux revendications qui paraissent de plus en plus communes ou par son attitude répressive, exprimée avec éclat le 1er mai à Paris !
De fortes exigences démocratiques
Des camarades ne retiennent comme plage d’accord avec cette mobilisation que ses demandes relatives à la justice sociale, et interprètent sa dynamique avant tout comme celle d’un soulèvement violent contre les institutions de la République porté par le souffle antidémocratique d’une extrême droite qui a le vent en poupe. A contrario, nous estimons que malgré les éléments de confusion politique qu’elle charrie et les dérives minoritaires qu’elle a pu occasionner, la tendance lourde du combat des Gilets Jaunes est celle d’une exigence et d’un espoir de démocratisation des formes de gouvernement et de mandatement actuelles usées jusqu’à la corde et auxquelles les manifestant·es et leurs soutiens ne veulent plus consentir. C’est d’abord dans ce sens là, et pas à cause du recours à la violence de certain·es manifestant·es, qu’il est légitime d’évoquer la dimension insurrectionnelle assez inédite de ce mouvement. Les marches sur l’Élysée, la volonté de se faire voir et entendre au plus près des lieux symboliques du pouvoir politique ne s’inscrivent pas dans la lignée des manifestations séditieuses et antirépublicaines des ligues d’extrême droite des années 1920 et 1930, bien au contraire. L’historien Yves Cohen, Directeur d’Etudes à l’EHESS, y voit une référence évidente à 1789 et aux révolutions du XIXème siècle. On y trouve la volonté farouche et déterminée de ne plus reconnaître l’ordre établi, de ne plus réclamer un bon fonctionnement de l’existant parce que la croyance que l’existant pourrait bien fonctionner fait de moins en moins partie du sens commun. La revendication du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne), malgré les aspects simplistes et unilatéraux qu’elle peut revêtir, est venue cristalliser la critique diffuse des limites du suffrage universel sous sa forme actuelle et l’expression d’un besoin de transfert du pouvoir des mains d’un président, fonction héritée du bonapartisme, à celles de la population qui, en matière de législation, souhaite de plus en plus pouvoir proposer, décider et contrôler depuis la base, à mesure que se renforce la crise de représentation institutionnelle dont l’élection de Macron n’a été qu’un des aléas. Yves Cohen rapproche le mouvement des Gilets Jaunes d’une série de mobilisations sociales des années 2010 (Tunisie, Égypte, Gezi en Turquie, Maïdan en Ukraine…). Selon lui, « ce que ces soulèvements marquent en commun est le refus du XXe comme siècle hiérarchique, de l’obligation de se placer sous l’autorité d’un chef au travail, dans la vie civique comme dans la famille, l’école et la politique. Il y a là plus que le rejet des partis et des syndicats. C’est celui d’une forme profonde d’organisation de la vie sociale qui n’a pris cette rigidité que dans le siècle de la « société de masse » avec ses productions de masse, consommation de masse, culture de masse, guerre de masse, etc., dans l’exercice des pouvoirs et dans celui de la protestation contre eux. » Il ajoute que « la plupart de ces mouvements sans leader ont connu des répressions terribles, jusqu’à la dictature en Turquie et en Égypte, jusqu’à la confiscation d’une province et la guerre en Ukraine, jusqu’aux éborgnements en série dans un pays comme le nôtre, etc., mais c’est aussi à la mesure de leur force… et cette force en grande partie due à l’horizontalité est insupportable aux pouvoirs. »
Une horizontalité qui se heurte à la répression
Sans tomber dans le raccourci qui ferait de la France actuelle un régime autoritaire comparable à la Tunisie de Ben Ali ou à la Turquie d’Erdogan, cette analyse nous force à nous interroger sur les pratiques actuelles du pouvoir dans notre pays face à un mouvement auquel il entend ne pas céder davantage en ce qui concerne ses revendications sociales et ne rien céder du tout en ce qui concerne ses revendications démocratiques. Le mode horizontal d’organisation de la contestation en cours limite par nature toute véritable négociation avec le pouvoir, ainsi que toute cooptation ou manipulation par ce dernier d’une partie du mouvement contre une autre, pour mieux le diviser et en venir à bout. D’autre part, dans le camp des Gilets Jaunes, aucun·e porte-parole n’a la légitimité requise pour reconnaître et faire reconnaître que la bataille est peut être perdue et qu’il serait temps de passer à autre chose. D’où une succession d’actes qui semble sans fin tant qu’une masse critique de manifestant·es continuera à se rendre dans la rue le samedi pour faire exister le mouvement. Et il y en a encore des dizaines de milliers ! Du côté du pouvoir, alors que la farce du Grand Débat n’est pas parvenue à calmer le conflit, et après que les nouvelles annonces de Macron tentent encore une fois d’éteindre l’incendie sans remettre en cause le fond de sa politique, il reste alors la répression, de plus en plus brutale, sous la forme d’une surenchère, dans le but d’atteindre à un moment donné un niveau d’intimidation par la violence assez élevé pour inciter les manifestant·es à ne plus revenir.
Le recours à la violence d’État : un choix assumé du pouvoir
Comment caractériser autrement une telle banalisation des mutilations de manifestant·es par l’usage sans retenue d’armes de guerre et des passages à tabac de manifestant·es pacifiques par des policiers depuis des mois ? Ce recours à la violence comme un passage obligé, plutôt que celui d’une marche arrière sur certaines de ses réformes très majoritairement décriées (la suppression de l’ISF par exemple), gagne à être inscrit dans un contexte temporel et géographique plus large au sein duquel le mouvement des Gilets Jaunes est venu marquer la conjoncture française actuelle. La phase du néolibéralisme contemporain en Europe incite les gouvernant·es, sur le mode de la contrainte structurelle, à aller toujours plus loin et plus vite dans le démantèlement et la liquidation des acquis sociaux obtenus par le mouvement ouvrier et à éviter autant que possible toute négociation et tout réel compromis. Or on s’aperçoit de façon de plus en plus évidente qu’il n’y a pas de recul possible sur les acquis sociaux sans atteintes aux acquis démocratiques, voire sans leur suppression d’une manière plus ou moins partielle et plus ou moins progressive selon les pays. Droits sociaux et libertés politiques pour la très grande majorité de la population vont de pair. On constate également qu’au sein de l’UE aujourd’hui, gouverner sur une ligne économique ultra-libérale est un trait commun à des « démocraties libérales » traditionnelles (Royaume-Uni, Allemagne, France…) où le centre droit est aux affaires, des « démocraties en recul » (Autriche, Italie, Finlande, Slovaquie) marquées par la présence de nationalistes et/ou néo-fascistes au sein de la coalition gouvernementale et de « démocraties autoritaires » dirigées exclusivement par l’extrême-droite (Pologne, Hongrie). La « gouvernance néolibérale » actuelle fait bon ménage avec les régressions démocratiques et s’accommode très bien des modalités de pouvoir autoritaires. C’est pourquoi, même si le programme et le projet politiques de Macron ne sont en rien d’inspiration autoritaire au départ, sa pratique du pouvoir au cours d’une période prolongée de répression du mouvement social doit nous inquiéter fortement par ce qu’elle peut produire au final en termes de reculs démocratiques. Lors de la manifestation du Premier mai par exemple, on a déjà pu faire l’expérience que le gouvernement, en plus de l’attaquer avec sa loi anticasseurs, ne respectait plus le droit de manifester dans les faits. A force de justification systématique du recours à la violence policière sans retenue contre une partie du mouvement social (les Gilets Jaunes), ces violences illégitimes se sont logiquement diffusées au-delà et ont heurté de plein fouet le mouvement syndical, suivant le principe classique de l’extension d’une dérive sans frein.
Le résultat de plusieurs processus
L’écho médiatique des violences observées lors des manifestations de rue et les prises de position « à chaud » des dirigeants politiques et syndicaux font aujourd’hui obstacle à une bonne compréhension des processus politiques à l’œuvre. Il ne s’agit pas d’incriminer de prime abord les un·es et les autres, mais de faire le constat que nos réflexes militants ne sont pas nécessairement ajustés au nouvel état des choses. Pour le dire autrement, faire des communiqués à répétition pour dénoncer les violences policières est peut-être nécessaire pour canaliser notre émotion collective (et parce que se taire serait une forme de résignation) mais ne fait pas bouger d’un iota le rapport de force en notre faveur. En effet, ce qui se produit sous nos yeux effarés est au confluent de plusieurs processus qui méritent d’être analysés de manière distincte avant d’arriver trop rapidement à une conclusion politique.
L’évolution des pratiques policières
Il y a tout d’abord des transformations dans les pratiques policières et dans la doctrine d’intervention préconisée par les autorités gouvernementales : priorité donnée à l’affrontement physique, usage massif d’armes potentiellement létales, arrestations préventives, provocations systématiques, etc. Le phénomène n’est pas radicalement nouveau et peut être rapproché de ce qui pouvait se passer dans les années 70 en France. Surtout, ces pratiques policières existent depuis plusieurs décennies dans les quartiers populaires où les médias sont peu présents et où les témoignages des « victimes » sont d’autant plus rares qu’ils sont bien souvent disqualifiés par les médias dominants (cf. les articles de presse honteux sur la famille d’A.Traoré). Nous assistons à une extension à l’espace public des centres-villes et aux manifestations des classes moyennes du processus de « brutalisation » qui, au prétexte du maintien de l’ordre public, a conduit à une guérilla systématique (souvent à forte connotation raciste) contre les jeunes des quartiers populaires, considérés comme des « classes dangereuses ». Personne n’est épargné : syndicalistes violemment chargé·es par la police le 1er mai, lycéen·nes humilié·es, forcé·es à s’agenouiller, journalistes ciblé·es, avec la volonté manifeste d’empêcher leur travail d’information… Sans parler de la répression judiciaire (renforcée par la loi « anti casseurs »), des comparutions immédiates avec condamnations multiples pour de nombreux manifestant·es, alors que les auteurs de brutalités policières ne sont pas poursuivi·es.
L’éclatement des cadres de mobilisation
En second lieu, il faut prendre en considération l’éclatement des cadres de la mobilisation populaire qui, depuis le mouvement altermondialiste jusqu’aux Gilets jaunes, a conduit à la marginalisation relative des organisations syndicales, dont la base est en majeure partie constituée de salarié·es bénéficiant d’un statut mieux défini et parfois plus protecteur. Là encore, il ne faut pas exagérer la nouveauté du phénomène : les luttes à la marge sont une constante de la dynamique de la lutte de classes dans l’histoire ouvrière. L’enjeu présent est, dans ces conditions, d’intégrer rapidement les enjeux propres à ces différentes marges du salariat dans les préoccupations syndicales, tant au niveau des revendications que des pratiques qui les sous-tendent. Nous ne sommes pas à l’abri dans ce cadre de disjonctions militantes entre des groupes aux objectifs immédiats trop éloignés et qui ne trouveraient pas dans les organisations syndicales le cadre minimal d’une convergence des luttes. Nous devrions ainsi nous interroger sur le phénomène nouveau depuis 2016 (à Paris d’abord mais avec maintenant une extension en régions…) du « cortège de tête »… Il y a maintenant sur Paris plus de 10 000 personnes qui peuvent manifester devant la tête syndicale officielle. Personne ne peut penser qu’il s’agit de Black Blocs et la réalité révèle une composition de manifestant·es « ordinaires », qui peuvent être syndiqué·es et l’afficher, qui peuvent même défiler en petits cortèges syndicaux. Ils/elles sont souvent porteurs de mots d’ordre dynamiques et acceptent très difficilement la présence et les agressions policières qui les visent assez régulièrement (c’était flagrant le 1er mai bien que ce se soit étendu à toute la manifestation). Pourquoi sont ils/elles là et plus dans notre cortège ? Voilà une question à laquelle nous devons répondre en étant capables de nous adapter à cette nouvelle réalité, faute un jour de nous retrouver seuls derrière, avec tout le monde devant.
Ces disjonctions sont d’autant plus probables que, troisième niveau d’analyse indispensable, les luttes observables aujourd’hui sont loin d’être homogènes sur le plan idéologique. Ce n’est pas un problème en soi, le mouvement social n’a pas à attendre patiemment qu’une grande théorie lui explique ce qu’il doit faire, mais cela donne des armes à nos adversaires qui construisent à loisir des fausses oppositions (du type universalistes vs communautaristes) qui peuvent, en retour, semer la discorde ou le sentiment d’incompréhension dans nos rangs.
Quelles stratégies syndicales ?
Dans ces conditions, il faut considérer la question des violences policières pour ce qu’elle est, à savoir l’expression d’une crispation sociale des élites au pouvoir dont le programme politique ne peut réussir que par l’endormissement idéologique (Macron seul rempart contre l’extrême-droite) ou par une stratégie délibérée d’affrontement contre les opposant·es à ce programme. Cela réduit à néant, ou presque, les stratégies syndicales consistant à discuter patiemment avec ceux qui par ailleurs commandent aux si mal-nommées « forces de l’ordre », les maintiennent dans un état de tension permanente et entretiennent en leur sein un discours de défense des institutions et des « bonnes gens » (tactique qui s’appuie sur le corporatisme exacerbé du syndicalisme policier). Nous croyons pouvoir peser sur ce que Pierre Bourdieu désignait comme « la main gauche de l’État » et en retour il nous balance sa droite à la figure !
Les plus mobilisé·es dans les mobilisations en cours, qui sont celles et ceux qui sont victimes dans leur chair des violences policières, ne peuvent et ne pourront comprendre pourquoi nous persistons dans cette forme de subordination symbolique à l’agenda des élites néolibérales. Face à eux, il n’y a pas d’autre solution qu’une alliance robuste entre tous les subalternes et les salarié·es mieux intégré·es : les organisations syndicales ne pourront prétendre tous et toutes les réunir dans un premier temps, mais cela doit demeurer un objectif de moyen terme. Pour le moment, cela suppose de dépasser le stade de la seule dénonciation des violences policières pour aller vers un front du refus de la brutalisation de l’État.
Voilà en quoi peut constituer pour nous une première étape du travail syndical à inventer.
Les élu-es Ecole émancipée du BDFN
Documents joints