SYNDICALISME
- pp. 26-27 du numéro 103 de la revue de l’Ecole Emancipée ■ Par Karel Yon
Les différentes stratégies syndicales n’ont pas permis ces dernières années de mettre en échec les contre-réformes néolibérales du gouvernement. Karel Yon, chercheur au CNRS, a travaillé sur la question de la place des syndicats dans le champ politique et de leur participation à des alliances avec les partis.
Le mouvement pour les retraites de 2023 constituera-t-il un tournant pour le syndicalisme ? La perspective menaçante d’une victoire de l’extrême droite aux prochaines élections, régulièrement agitée par les leaders de l’intersyndicale, a en effet rendu d’autant plus dramatique l’expérience du mur néolibéral sur lequel a buté la protestation sociale. Résister au néolibéralisme et empêcher l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite impose au mouvement syndical de reconsidérer ses perspectives stratégiques.
D’un côté, les syndicats les plus résolus dans leur opposition à l’agenda néolibéral – CGT, FSU, Solidaires et, dans une certaine mesure, FO – ont échoué à empêcher sa mise en œuvre. Les grèves s’effilochent au fil des mobilisations, quand elles ne sont pas directement cassées par la répression et les réquisitions. La montée en puissance des manifestations de masse – qui ont atteint un niveau record en 2023 – et d’autres modes d’action comme les blocages, les rassemblements sauvages et les casserolades, témoignent de la profonde défiance citoyenne vis-à-vis du pouvoir. Mais ce n’est qu’une compensation symbolique au recul des grèves, faute d’imposer le rapport de force nécessaire pour faire plier le pouvoir.
De l’autre côté, le mouvement a aussi acté l’épuisement de la stratégie de dialogue social portée par la CFDT et ses allié·es. D’abord, parce que c’est précisément le refus du gouvernement d’envisager quelque compromis que ce soit sur les retraites (et avant cela, sur l’assurance-chômage) qui a poussé la centrale dans la rue. Ensuite, parce que la promotion de la négociation d’entreprise n’apparaît plus comme un horizon aussi évident. Les ordonnances Macron de 2017, qui ont parachevé la décentralisation de la négociation collective, ont réduit les moyens d’action des syndicats dans les entreprises, occasionnant un retour très critique de la CFDT sur cette réforme. La négociation substitue le formalisme du dialogue au pouvoir de cogestion réel dont disposaient les syndicats au sein des commissions administratives paritaires, pouvoir supprimé par la loi de transformation de la fonction publique de 2019. Cet affaiblissement du dialogue social est paradoxal car il advient au moment où la CFDT est devenue la première organisation en termes de représentativité électorale. Mais il paraît logique dans la mesure où, après l’avoir servi, le dialogue social est devenu inutile à un néolibéralisme de plus en plus autoritaire et radicalisé.
Stratégie syndicale
Ce constat d’un double épuisement des grandes lignes qui structuraient le champ syndical impose de rouvrir la discussion stratégique. Malgré leurs proclamations de mise à distance de la politique, les syndicats n’ont en réalité jamais cessé d’agir sur ce terrain. Mais leurs stratégies, plus ou moins conscientes ou explicites, reposent sur l’idée que l’action syndicale doit se suffire à elle-même, les syndicats n’ayant pas à préférer un·e interlocuteur·trice politique à un·e autre.
Chez les partisans du dialogue social prévaut l’idée que les représentant·es de l’État, quelle que soit leur couleur politique, joueront le jeu de « l’échange politique ». Cette notion, forgée par le sociologue italien Alessandro Pizzorno, repose sur l’idée que les syndicats n’ont pas seulement un rôle économique dans les sociétés capitalistes avancées, mais remplissent aussi une fonction politique, en contribuant au consensus social en échange de leur reconnaissance institutionnelle par l’État. Or, cet échange politique est profondément dénaturé. Les priorités de l’action publique consistant désormais dans le renforcement des logiques de marché, la réduction des dépenses publiques et du « coût du travail », la reconnaissance institutionnelle des syndicats se fait au prix d’une acceptation de réformes qui vont à l’encontre des intérêts du travail. Pire, l’État est de plus en plus enclin à se passer des syndicats, comme Emmanuel Macron l’a maintes fois exprimé en considérant que l’action syndicale devait se limiter au périmètre de l’entreprise.
Quant au « Tous Ensemble », sa logique est celle d’une grève générale pensée comme l’unique moyen de mettre un coup d’arrêt à des décennies de recul des droits sociaux et de la conscience salariale. Alors que la perspective paraît peu crédible au regard de l’effritement des forces militantes, elle implique en outre une indifférence au politique qui témoigne soit d’une sorte de myopie (on n’envisage pas ce qu’il faudrait faire au-delà du refus), soit d’une défiance vis-à-vis de l’État et du personnel politique en général, réminiscence de la vieille hostilité syndicaliste-révolutionnaire à l’encontre de la « démocratie bourgeoise ». Cette posture fait l’impasse sur tout le « déjà-là » anticapitaliste institué, à commencer par la Sécurité sociale, qu’il ne s’agit pas d’abandonner mais bien de se réapproprier.
Front politique et social
Il est donc nécessaire pour le syndicalisme d’agir directement sur le terrain politique, à la fois sur les institutions et les acteurs·trices qui les incarnent. Ce qui suppose, d’une manière ou d’une autre, d’entrer dans des rapports de coopération durables avec les partis. Le schéma stratégique du front politique et social mériterait de revenir dans le débat : un engagement assumé des organisations syndicales aux côtés des partis politiques et d’autres mouvements sociaux dans la conquête de l’État et la transformation sociale. Ce schéma renvoie aux grandes heures – et aux grandes conquêtes – du mouvement ouvrier : le Front populaire, la Libération, les années 68, mais il mérite bien entendu d’être actualisé.
Un tel front est d’autant plus nécessaire que les partis de gauche ont perdu le caractère d’organisation de masse qui leur assurait un lien étroit avec les classes populaires. Aujourd’hui, seuls les syndicats disposent encore d’un ancrage significatif dans la diversité du monde du travail. Ce front doit également inclure d’autres associations et mouvements sociaux – féministes, écologistes, antiracistes.
Des expériences de rapprochement, de prises de position et d’initiatives communes entre partis de gauche et forces syndicales, comme celles réalisées à Toulouse, montrent qu’une telle stratégie de rassemblement est possible. Mais une responsabilité de la Nupes comme des syndicats déjà engagés dans ces coopérations est aussi de chercher à élargir ce front. Tout comme les partis de gauche avaient sollicité les organisations de l’Alliance écologique et sociale au sortir de la crise sanitaire, il faudrait s’adresser aux organisations du Pacte du pouvoir de vivre, rassemblées autour de la CFDT, et même interpeller l’ensemble de l’intersyndicale. En d’autres termes, à l’heure où la menace de l’extrême droite est plus forte que jamais, s’impose la construction d’un front large autour de mesures d’urgence pour la transition écologique, la justice sociale et la refondation démocratique. ■