Ce qui frappe d’emblée dans la circulaire de rentrée “école inclusive”, c’est une référence inaugurale à la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (2006). À notre connaissance, c’est la première fois qu’une circulaire de l’Éducation nationale sur le handicap s’y réfère aussi explicitement. Nous verrons que cette référence n’est pas anodine. Ce qui frappe aussi, c’est une communication politique (nouveaux outils, nouvelle organisation, budget augmenté, promesses aux parents) fondée sur un volontarisme qui frise l’incantation mais qui, surtout, masque derrière les annonces l’avénement d’un “Service public de l’École inclusive” inféodé aux principes du New Public Management.
Il n’est pas anodin, en effet, d’adosser la circulaire à l’ONU. Cela renvoie aux propos explosifs de sa rapporteuse spéciale sur le handicap en 2017 pour qui « les établissements spécialisés sont une source de ségrégation systématique et une violation des droits de l’homme ». La possibilité qu’ils puissent incarner un lieu d’épanouissement est systématiquement écartée par l’ONU, qui fonde sa conception du droit à l’éducation sur la stricte opposition inclusion/exclusion, « à priori non problématique et consensuelle » (Duru-Bellat, 2011) et pourtant si impropre… Contre cette “posture” de la déléguée onusienne, la Commission Européenne des Droits de l’Homme a reconnu (24/01/19) que « la vie en établissement spécialisé plutôt qu’en milieu scolaire ordinaire ne violait pas le droit à l’éducation des enfants en situation de handicap » : « Le refus d’admettre un jeune en milieu scolaire ordinaire [plutôt qu’en institution] ne saurait constituer un manquement de l’État à ses obligations […] ni une négation systémique de son droit à l’instruction en raison de son handicap ». « [L’orientation en établissement] convient à son épanouissement ».
L’art du redéploiement et de la rationalisation budgétaire
Le ministère se vante dans la circulaire d’avoir augmenté de 25% le budget consacré à l’inclusion ces deux dernières années. Mais l’effort s’est essentiellement traduit par des postes d’accompagnant-es d’élèves en situation de handicap, les AESH, qui restent, depuis 2005, la seule réponse massive apportée, « insuffisante et inadaptée dans de nombreux cas » rappelle le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (2018).
Concrètement, sur l’inclusion et l’accompagnement, au mieux le budget suit-il l’évolution des notifications de la MDPH (PLF 2019, prog. 230, p.19). On peut même dire qu’en n’ouvrant plus de places en établissement spécialisé au nom de l’inclusion (ARS), l’État fait des économies. Rappelons qu’une place en milieu ordinaire, taxi et accompagnent compris, coûte à l’année environ 10 000€/an (17 000€ avec un SESSAD — service spécialisé d’accompagnement) alors qu’en milieu spécialisé on oscille entre 35 000€ et 75 000€ (CNSA, 2013). Certaines associations de familles commencent d’ailleurs à s’inquiéter de la diminution des budgets alloués aux établissements spécialisés. En effet, faute de moyens complémentaires à l’accompagnement en milieu ordinaire, parfois dans 10 lieux différents (colloque INSHEA 2018), ils peinent à financer l’accueil en milieu spécialisé : « Le redéploiement des professionnels du secteur médico-social vers le milieu ordinaire ne doit pas se faire au détriment de la scolarisation des enfants et adolescents accompagnés dans les établissements spécialisés. » (UNAPEI, 2019)
De même, l’objectif avoué du ministère aux directions d’établissement scolaire d’augmenter le quota d’élèves accompagnés par AESH (de 1/3 à 1/4) n’est pas passé inaperçu. Les associations de parents d’enfants handicapés s’en sont émus auprès des députés. S. Jumel, s’en faisait d’ailleurs l’écho en juillet dernier à l’Assemblée : « On est dans une logique de rationalisation et d’économies budgétaires plus que dans une logique d’amélioration qualitative des inclusions ».
Un virage inclusif… à moyens constants !
La circulaire ne dit rien des moyens qui seront mis en œuvre pour faciliter les inclusions. Elle réoriente les obligations réglementaires de service des personnels (ORS)… à moyens constants.
La formation ou les temps de concertation dégagés par la circulaire sont pris sur des heures déjà inscrites dans les ORS. La plateforme pour les personnels, “Cap école inclusive” propose un certain nombre de ressources clefs en main… sur Internet ! Les missions des personnels spécialisés, coûteuses, sont détournées vers des fonctions ressource plutôt que vers la prise en charge directe des élèves, déprofessionnalisant toujours plus l’aide aux plus fragiles (Chauvière, 2017).
Enfin, que penser de l’annonce phare du ministère en direction des familles, la “cellule départementale d’écoute”, chargée de leur répondre en 24h en cas de problème, quand les référents de scolarité affirment que les Services académiques ne seront pas en mesure de répondre dans les délais ?
Au mieux continuera-t-on à leur proposer cyniquement une « réponse par défaut » en milieu ordinaire, faute de place en établissement spécialisé (dispositif « une réponse accompagnée pour tous », 2016), quitte à faire de leur enfant « un auditeur libre » comme le suggérait un IEN ASH de l’Académie de Montpellier (2019) à propos d’un élève d’ULIS très loin des attendus scolaire de sa classe d’inclusion. Au pire déscolarisera-t-on leur enfant temporairement, comme l’annonce d’ores et déjà le directeur académique des BDR dans sa note de rentrée (09/2019), anticipant sur « l’instance de recours en cas de litiges » instituée par la circulaire “école inclusive” et entérinant l’impuissance du milieu ordinaire à gérer actuellement certaines situations de crise « rendant impossible tout acte d’enseignement ».
PIAL, l’inclusion comme vecteur du libéralisme
L’annonce centrale de la circulaire concerne les Pôles Inclusifs d’Accompagnement Localisé (PIAL), une gestion de l’inclusion à l’échelle de l’établissement, « au plus près des besoins des élèves en situation de handicap » bien sûr !
Dans les propos des ministres Blanquer et Cluzel, au sujet des PIAL, on retrouve tous les termes de la communication managériale : pôle, souplesse, autonomie, proximité, coordination, partenariat et surtout… “démarche qualité”. La circulaire promeut en effet « une démarche d’évaluation et d’amélioration continue de la qualité de l’action éducative ». On touche là au cœur de l’idéologie libérale à l’œuvre dans la politique inclusive du gouvernement, où on sent d’ailleurs l’influence, libérale s’il en est, de l’expérience canadienne en matière d’inclusion, axée sur un accompagnement « conforme, valide et mesurable », dans une démarche d’évaluation permanente (Raven, Comparaisons internationales, CNESCO, 2016).
Les PIAL incarnent aussi cette filiation en tant qu’ils ont vocation à accompagner la libéralisation des établissements médico-sociaux. Ces derniers se préparent en effet, depuis 2015, à devenir des plateformes d’appui au milieu ordinaire « qui permettront de proposer des solutions d’accompagnement comme en libéral » (S. Neuville, secrétaire d’État, 2015). L’esprit des institutions, lié à la prise en charge globale des personnes, se diluera alors inévitablement dans des prises en charge en tuyaux d’orgue (Delion, Chauvière, 2017)… qu’articuleront les PIAL !
Qualinclus, cheval de Troie de l’école libérale
La démarche-qualité, indique la circulaire, s’appuie sur « l’outil d’auto-évaluation Qualinclus, qui constitue un appui pour les équipes ». Celui-ci, « réalisé à partir des travaux d’un état du Québec, l’Alberta » (Académie de Lyon, 2018) paraît inoffensif dans sa présentation. Mais on sent très vite le vent du management souffler sur les reins de l’inclusion dans le lexique utilisé : management par le projet, labels, contrats d’objectifs, leadership, approche processus…
Si on entre dans l’outil canadien qui sert de modèle à Qualinclus, “Indicateurs d’école inclusive” (2013), on comprend que l’auto-évaluation se fonde sur des « sondages anonymes » auprès des personnels, des partenaires extérieurs, des parents, voire même des élèves (p. 21). Ils portent sur la qualité des pratiques inclusives et aboutissent à des préconisations sur les modalités d’accompagnement (p. 8)… dépossédant les personnels de leurs prérogatives. Plutôt que de gérer l’inclusion à partir des besoins, connus de tous, on s’apprête à obliger la communauté éducative à rationaliser les moyens pour trouver des solutions à budget constant.
Pour se convaincre définitivement de la généalogie libérale de la circulaire, il faut ouvrir le guide Qualinclus p. 4 où on fait référence à W. E. Deming, un professeur de management américain à l’origine de la notion de qualité dans l’industrie dans les années 50, qui mènera plus tard au concept de “ressources humaines” ou de “Qualité de Vie au Travail”, autant de concepts du taylorisme contemporain revisité par les néo-libéraux, comme l’explique Danièle Linhart dans « La comédie humaine du travail » (2015).
Ainsi, la circulaire “école inclusive” doit-elle être dénoncée comme le cheval de Troie d’une politique qui instrumentalise l’inclusion au profit d’une rationalisation des prises en charge, d’un redéploiement des moyens des établissements spécialisés et d’une normalisation des pratiques inclusives.
Pascal Prélorenzo