BD : Comment vivre ensemble ?
La couverture est déjà tout un programme. Se trouve représentée une photo de groupe. Trois personnages de « Ceux qui construisent des ponts », de ceux qui ne s’enferment pas dans les préjugés, dans la rancœur, dans le passé des affrontements. Alphonso Zapico, l’auteur – reconnu comme l’un des chefs de file de la BD – ne craint pas de se transformer en personnage caricaturé aux côtés des deux protagonistes principaux de ce récit : Firmin Muguruza et Edu Madina, deux amis de l’auteur qu’il a fait se rencontrer. A travers leurs parcours, celui de trois générations, c’est toute l’histoire des luttes au Pays Basque qui se met en scène. Un travail de mémoire qui sert de fil conducteur à toutes ces rencontres. Sans oublier le boire et le manger.
Le dessin semble naïf alors qu’il est volontairement documentaire pour rendre compte de la réalité, mais d’une réalité qu’il faut transformer pour trouver les raisons nouvelles de vivre ensemble. Surtout lorsque l’un – Firmin – est leader du groupe punk-rock Kortatu, référence musicale d’Euskadi et l’autre, membre du PSOE et a été victime d’un attentat d’ETA en 2002. Ils ont toutes les raisons de se haïr. Pourtant, ils deviennent amis. Les échanges rapportés permettent, tout autant que les regards ou le mouvement des corps, d’en comprendre les raisons. Le message est explicite. Il ne faut pas oublier mais construire sur la base d’un passé commun, vécu différemment.
Zapico – né en 1981 – via sa représentation -, cite Camus p. 143 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Et pense que les enfants de l’un et de l’autre sont convaincus de faire partie de cette génération, différente de celle des parents. Il reste que changer le monde reste le début de la solution pour construire de nouveaux ponts qui pourraient s’adjoindre aux anciens pour réunir autour d’un projet commun toutes les générations.
Nicolas Béniès
Alfonso Zapico, Ceux qui construisent des ponts, Futuropolis, 25 euros.
Une somme nécessaire pour comprendre notre monde
Alain Bihr poursuit son travail de titan pour déterminer pourquoi le capitalisme est né en Europe occidentale et en traquer les conditions. Dans le tome du Premier Âge du capitalisme, il déterminait la place essentielle de la colonisation, condition nécessaire à l’existence du proto capitalisme – cf. notre article dans la revue –, condition très largement sous estimée jusque là.
Dans ce deuxième tome, La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, il insiste sur l’accumulation du capital-argent sous la forme du capital commercial et du capital financier, la formation du prolétariat par l’expropriation des producteurs, pour terminer par les avancées du capital industriel passant par le capital agraire et les manufactures. Pour mettre en place ce proto capitalisme, il a fallu l’invention de la comptabilité, en partie double, des transformations culturelles, juridiques, la constitution de marchés spécifiquement capitalistes, la guerre, les révolutions et surtout, la création d’un Etat de droit capable de représenter toute la classe bourgeoise.
L’auteur indique les résistances, les allers-retours, les destructions/créations nécessaires au nouvel ordre qui se développe pour assurer la victoire de la classe montante et révolutionnaire, la bourgeoisie et ses rapports de production capitalistes. Il critique la thèse wébérienne qui, dans une de ses versions, fait du protestantisme la condition nécessaire du capitalisme. Il montre que le lien entre la nouvelle idéologie religieuse est tout autant le résultat que la conséquence du capitalisme et que les réactions du catholicisme ont pu aussi permettre au capitalisme de se développer. Sont utilisées l’Histoire, la sociologie, l’économie – une référence aux théories, en l’occurrence le mercantilisme –, la méthode et les concepts de Marx qui démontrent leur capacité à rendre compte de la réalité, pour nous embarquer dans cette fresque singulière. La société féodale se délite. Elle permet, par ses règles de fonctionnement même, de promouvoir la nouvelle classe sociale via notamment le crédit.
Ce tome se termine sur la construction d’une morale, d’une culture spécifique adaptée,de l’individualité assujettie passant par la formation de la famille nucléaire et l’invention de l’enfance via la scolarité.
Un voyage ahurissant, époustouflant dans cette Europe révolutionnaire. Qui interroge sur les permanences du capitalisme.
Nicolas Béniès
Alain Bihr, Le Premier Âge du capitalisme, 1415-1763. Tome 2, La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, Page2/Syllepse, 865 pages, 30 euros.