A la fin de la guerre froide, l’idée dominante tendait à associer la démocratie à l’économie de marché. La chute du mur de Berlin valait bien démonstration que l’autoritarisme était contradictoire avec le capitalisme. En réalité cette association n’a rien d’évident. Grégoire Chamayou démontre dans son dernier ouvrage à quel point les promoteurs du libéralisme n’ont cessé de sacrifier la démocratie sur l’autel du profit.
A l’orée des années 1970, les milieux patronaux et conservateurs s’inquiétaient de l’insubordination ouvrière. L’entreprise, pensaient-ils, ne peut pas être gouvernée sur un mode démocratique, l’autorité doit y être restaurée. Mais en réalité c’est bien toute la société qui semblait devenir ingouvernable comme si au fond la démocratie conduit naturellement à la contestation de l’ordre social.
Extrême cynisme et volonté de manipulation
Des ouvriers refusaient les cadences de la chaîne dans les usines d’automobile et contestaient l’autorité de leurs chefs. Les syndicats constituaient alors un contre-pouvoir efficace. En période de plein emploi et d’amélioration des droits, l’exigence démocratique tend à s’étendre aux lieux de travail.
Le livre de Grégoire Chamayou dévoile les multiples stratégies inventées et finalement mises en place par les dirigeants d’entreprise et les gouvernements pour faire face à cette évolution dangereuse. Il s’appuie sur toute une immense littérature pour l’essentiel méconnue. Les grands théoriciens néolibéraux Milton Friedman et Friedrich Hayek y côtoient une multitude d’auteurs plus obscurs, rédacteurs de manuels de management ou de rapports ministériels. Tous ces écrits sont frappés de la marque du plus extrême cynisme et d’une volonté de manipulation clairement assumée.
Calmer l’insubordination ouvrière par la récession
Ces stratégies sont pensées à diverses échelles. A celle de l’entreprise, il s’agit de limiter la pression syndicale. Certaines sociétés de conseil se spécialisent dans cette lutte. Des formations, des manuels sont diffusés afin de prévenir la constitution d’une cellule syndicale dans l’entreprise ou de la détruire si elle y est déjà implantée, en n’hésitant pas à user de l’intimidation.
Mais c’est bien en définitive la faiblesse du chômage de cette époque qui explique l’indocilité ouvrière et la virulence des revendications. Certains commentateurs réclamaient « une bonne dépression » afin de sortir de ce rapport de force défavorable. En période de quasi plein emploi en effet, le licenciement ne fait plus peur. Le gouvernement de Nixon a répondu avec succès à cette injonction. La montée du chômage a été vécue comme une bénédiction par ces libéraux qui y ont vu la voie d’une stratégie de contrôle des salarié-es par la crise permanente.
Faire face à une société ingouvernable : le modèle Thatcher
Faire le constat, pour le déplorer, d’un pays ingouvernable est certainement un lieu commun conservateur. Il fleure bon le mépris du petit peuple et révèle la nostalgie d’un gouvernement pour et par les élites économiques qui ne peut guère s’afficher ouvertement en régime démocratique. Certes, Hayek s’est félicité du coup d’État de Pinochet au Chili, prétendant que la liberté individuelle en sortait préservée. Mais cela fait désordre.
Dans les démocraties occidentales, il faut trouver d’autres voies, plus présentables. Elles passent par la dénaturation des campagnes politiques désormais assimilées à de véritables campagnes publicitaires. Il s’agit de focaliser le mécontentement populaire sur la critique de la bureaucratie inefficace de l’Etat pour imposer la baisse des dépenses de l’État comme un idéal politique. Dans le genre, l’épisode thatchérien apparaît comme un modèle.On sait qu’il sera, qu’il est encore, très largement suivi.
Au fond ce que le livre de Grégoire Chamayou dévoile, c’est l’extraordinaire prétention des stratèges néolibéraux pour lesquels l’exigence de dérégulation du marché s’accommode volontiers de toutes les dérives autoritaires. Leur domination idéologique actuelle est le produit d’une lente contre-offensive intellectuelle autant que politique. La lecture de ce livre est sans doute indispensable à l’organisation d’une riposte dont on est tous-tes convaincu-es de l’urgence nécessaire. Elle remet la démocratie au cœur des exigences émancipatrices et à sa suite, ainsi que le relève l’auteur dans sa conclusion, l’autogestion.
Stéphane Moulain
Grégoire Chamayou, La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire La Fabrique, 20€