Les débats rebondissent sur la portée de la Charte adoptée en 1906 à
Amiens par la CGT (en vue de clarifier ses rapports avec les partis
politiques avec un PS qui s’unifie en 1905).
Le 15 juillet 2017, Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, appelait
dans Reporterre à « réinterroger la Charte d’Amiens » : « il est
essentiel que le mouvement social et les partis politiques
discutent. […] Aujourd’hui, le fossé se creuse de plus en plus
[…]. Au contraire, nous avons besoin d’une convergence très forte
entre mouvements sociaux, intellectuels et politiques ». Ce à quoi
Théo Roumier, syndicaliste, répond : « Mais dans une telle démarche,
tout indique que le lien entre mouvement social et partis politiques
est systématiquement marqué du sceau de la subordination du premier
aux seconds » (Médiapart – 22 juillet 2017). À l’automne 2017,
Jean-Luc Mélenchon de la France Insoumise appelle à « en finir avec
cette hypocrisie » [de la Charte], « nous avons besoin d’une
convergence populaire ». Le 26 mai 2018, CGT, Solidaires et FSU
convergent avec des partis de gauche et des associations pour
organiser les manifestations « marée populaire ». La CGT a expliqué
que cette initiative respectait la Charte d’Amiens, alors que d’autres
syndicats (FO) ont l’opinion contraire.
Les rédacteurs de la Charte d’Amiens seraient sans doute étonnés qu’on
puisse en faire un objet de polémiques contradictoires tout en se
réclamant d’elle ! Mais tout indique que ce fameux texte, qui a la
valeur symbolique d’une sorte de constitution du syndicalisme, porte
des malentendus.
Deux idées fortes de la Charte s’entremêlent pour produire cette
ambiguïté fondatrice. Elle porte sur les deux sens du mot : politique.
Le premier sens tient à la politique comme projet. Le texte dit : «
Dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la
coordination des efforts ouvriers, […] par la réalisation
d’améliorations immédiates […]. Mais cette besogne n’est qu’un
côté de l’œuvre du syndicalisme : il prépare [aussi] l’émancipation
intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste
». C’est ce qu’on appelle la double besogne, « quotidienne et d’avenir ».
Cette partie du texte signifie très clairement que le syndicalisme ne
saurait se fixer des limites à priori pour son action. Il refuse toute
séparation codifiée des tâches : le syndicalisme arrêterait son
action, objectivement politique, là où commencerait celle des partis,
pour proposer des programmes généraux ou exercer le pouvoir. Or, on
doit se souvenir que la loi de 1884, qui légalise les syndicats, les
confine explicitement dans un espace de défense corporatiste en leur
refusant toute immixtion sur le champ politique. La Charte, et c’est
là son aspect subversif, refuse cette limitation, cette
dépolitisation. Elle préconise que tous les travailleurs et
travailleuses s’organissent et agissent pour un projet
d’autoémancipation collective, indépendamment de toute parole venue
d’ailleurs. Ce texte rejoint ici la fameuse phrase de Marx : «
L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes ».
Mais il y a un deuxième sens de la politique : la politique comme
espace de lutte autour du pouvoir, et pas seulement du projet pour la
Cité. Le texte codifie les rapports avec les partis politiques de
cette manière : « … le Congrès déclare [que] l’action économique
doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations
confédérées n’ayant pas […] à se préoccuper des partis et des sectes
qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la
transformation sociale ». Au congrès de 1906, la Charte, portée par
les syndicalistes révolutionnaires et aussi par les syndicalistes
partisan-es d’une stricte « action économique », s’est opposée
majoritairement à une conception proposant de nouer des alliances avec
des partis politiques, pour soutenir des « lois ouvrières » et contrer
les forces « adverses ». Une telle conception est critiquée par le
syndicaliste révolutionnaire Emile Pouget comme portant en germe « la
désintégration de la CGT ».
Ce deuxième sens de la Charte d’Amiens (ne pas s’allier avec des
partis politiques) n’a en réalité pas été appliqué. Les exemples
historiques abondent, de 1914 jusqu’à l’Union de la gauche. Mais c’est
surtout ce deuxième sens qui a été retenu. Et qui fait régulièrement
polémique, au point de confondre deux idées : agir en toute
indépendance avec des forces différentes (les partis notamment), et
être à la remorque de ces forces, renonçant ainsi à l’indépendance ou
l’auto-émancipation des travailleurs et travailleuses.
La question peut être posée autrement : est-ce que le syndicalisme se
suffit à lui- même pour abolir le capitalisme ? Dans ce cas, une seule
organisation suffit. À cela, à l’époque, les syndicalistes révolu-
tionnaires répondent oui : la CGT est « le parti du travail ». À mon
avis, cette conception évacue un problème décisif : ce qui fait la
force diabolique de la société capitaliste est la séparation entre «
la société civile et l’État » (René Mouriaux, Syndicalisme et
politique, 1985), dédoublée en une dualité entre travailleur-euse et
citoyen-ne. Ce dualisme ne peut être brisé que si on agit en même
temps sur ses deux faces : le monde économico-social et le monde
politique au sens de l’arène du pouvoir. Or agir sur ces deux plans
implique d’accepter une tension entre l’espace syndical et l’espace
politique, le mot politique étant ici entendu non pas au sens de
projet, mais au sens d’action pour poser la question du pouvoir.
Nous devons bien entendu agir pour résorber cette tension entre le
champ social et le champ politique. Le social est politique au sens
plein. En aucun cas, il ne faut limiter la portée émancipatrice (et
aussi, à certains moments, de prise du pouvoir) des mouvements
sociaux. À condition qu’elle soit assumée collectivement, car un syn-
dicat est une œuvre démocratique et pluraliste. Le syndicalisme
n’est pas à tout moment en capacité de poser la question du pouvoir,
verrou essentiel de la société. Un parti politique, à l’inverse, doit
agir constamment dans la sphère du pouvoir, non pas pour l’occuper,
mais pour le déstabiliser. Il est indispensable de prendre en tenaille
le double système bourgeois capitaliste, ce qui nécessite une
rencontre entre la production politique du mouvement social, et
l’action des partis contre l’État et le pouvoir, étayée par leur
propre projet. Ces deux actions doivent être complémentaires et non
hiérarchisées, comme elles l’ont été fortement au XX ème siècle. Il
reste à inventer un espace, une agora, où les expériences se
croisent et se complètent pour déconstruire l’hégémonie dominante et
porter une alternative. Il conviendrait donc d’actualiser ou amender
la Charte d’Amiens.
Jean-Claude Mamet