Dans l’esprit de Rosa, la lutte contre la montée des bruits de bottes dans toute l’Europe ne saurait se séparer du combat pour le socialisme. Son antimilitarisme et son anticapitalisme ne font qu’un.
En 1907, lors d’un congrès de l’Internationale elle est, aux côtés de Lénine, à l’origine d’un amendement enjoignant les socialistes à « utiliser l’ébranlement provoqué par un conflit pour précipiter la fin du capitalisme ». Pour Rosa, il est hors de question d’apporter le moindre appui à l’impérialisme allemand. La classe ouvrière de toute l’Europe n’a aucun intérêt à prendre part à un conflit dont elle serait la première victime. En 1911, alors que des tensions au Maroc entre Allemands et Français manquent de conduire l’Europe dans la guerre elle n’hésite pas, contre l’avis de la majorité du SPD qui se range derrière le gouvernement, à demander la convocation d’urgence du bureau socialiste international pour envisager une riposte ouvrière.
En 1913, elle lance une campagne antimilitariste de masse alors que dans le même temps les députés de son parti votent des dispositions fiscales permettant de nouvelles dépenses militaires. Sa campagne est accompagnée d’une série de meetings où l’oratrice donne sa pleine mesure. Inculpée pour incitation à la désobéissance elle est condamnée à un an de détention par un tribunal de Francfort en février 1914.
Laissée provisoirement libre Rosa Luxembourg continue à pourfendre la guerre et à appeler à la grève générale pour entraver le militarisme, contraignant même la direction du SPD, qui lui est hostile, à la défendre au nom de la liberté d’expression. Passé la déception du vote des crédits de guerre par les députés SPD le 4 août 1914, elle reprend avec une détermination intacte son combat pour la fraternité des peuples et le socialisme.
Elle s’efforce de réunir les quelques militants partageant son point de vue et croise bientôt la route de Karl Liebknecht qui rompt la discipline de groupe en votant contre de nouveaux crédits militaires à la fin de l’année 1914. Une revue au titre évocateur, l’Internationaliste, est lancée. Aussitôt saisie par les autorités elle ne connaîtra qu’un seul numéro. Le 18 février 1915, deux policiers viennent arrêter Rosa Luxembourg à son domicile pour purger la peine qui lui avait été infligée un an auparavant.
Au terme de son incarcération, un millier de militantes viennent l’accueillir et l’acclamer. Elle prépare aussitôt avec Liebknetch la manifestation du 1er mai 1916 où, en pleine bataille de Verdun, des milliers de personnes défilent à Berlin au cri de « à bas la guerre ». Les deux leaders sont arrêtés et, en juillet 1916, Rosa retourne derrière les barreaux. Elle sera internée administrativement à Berlin puis à Poznan et à Breslau, le pouvoir impérial craignant son influence et voulant bâillonner cet esprit libre.
Pour la révolution allemande
Depuis sa prison, elle parvient à faire passer à l’extérieur les « lettres de Spartacus » qui font vivre la flamme internationaliste. Elle fait également éditer clandestinement la brochure dite de Junius où elle analyse la crise de la social-démocratie européenne incapable de s’opposer à la guerre en 1914, en appelant de ses vœux la reconstruction d’une Internationale digne de ce nom.
Dans le SPD, la guerre qui dure engendre fractures et débats et une scission intervient en avril 1917 avec la création d’un SPD indépendant (USPD). Les Spartakistes y forment une aile gauche active, mais minoritaire. La victoire des Bolcheviks en Russie un an plus tôt enthousiasme Rosa Luxembourg, malgré sa méfiance envers un Lénine dont elle redoute un certain dogmatisme.
Elle rédige en détention un texte, qui ne paraîtra qu’après sa mort, dans lequel elle exprime son soutien aux camarades de Lénine : « Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puissent s’écrier avec Hutten : “J’ai osé !” ». Elle craint cependant déjà une bureaucratisation excessive d’un parti-État se substituant aux organes populaires de base.
C’est la situation militaire qui précipite les évènements en Allemagne à l’automne 1918. L’avancée des alliés scelle le sort de l’armée allemande et déclenche bientôt une puissante vague de mutineries et de révoltes dans toutes les grandes villes du pays. Des conseils ouvriers se forment, poussant l’empereur à abdiquer le 9 novembre.
Rosa sort enfin de prison et se précipite à Berlin pour prendre la direction du journal spartakiste Le Drapeau rouge. Les majoritaires du SPD, désormais à la tête du pays, n’ont aucunement l’intention de se laisser déborder. En accord avec l’état-major ils assurent le maintien de l’ordre social et forment bientôt des corps-francs chargés de réprimer tout soulèvement populaire.
Ne parvenant pas à convaincre l’USPD de défendre une ligne offensive, les Spartakistes créent fin décembre le Parti communiste allemand. Rosa Luxembourg s’y rallie avec réserve jugeant la ligne du nouveau parti gauchiste et triomphaliste, surestimant la situation révolutionnaire. Elle défend, sans être suivie par ses camarades, l’idée d’une participation des communistes aux élections de l’assemblée constituante prévue en janvier 1919, la participation aux syndicats réformistes pour y gagner une majorité de travailleurs encore influencés par les sociaux-démocrates, et met en garde contre toute action prématurée, coupée des masses.
Un assassinat politique…
La tension est à son comble, un climat de réaction plane sur Berlin. Dans Le Drapeau rouge, Rosa écrit : « On veut créer une atmosphère de pogrome et poignarder politiquement le mouvement spartakiste avant qu’il n’ait eu la possibilité de faire connaître sa politique et ses objectifs aux larges masses ». Ebert, chancelier SPD, cherche en effet un prétexte pour liquider le mouvement populaire.
L’affrontement éclate le 6 janvier avec des manifestations contre le limogeage du préfet de police de Berlin proche de l’USPD. Le 11 janvier, les unités de corps-francs armées de mitrailleuses entrent dans la capitale et écrasent brutalement toute résistance. Les insurgé-es, mal équipé-es, peu préparé-es, sont balayé-es. Rosa Luxembourg écrit son dernier édito dans le Drapeau Rouge le 15 janvier, jour de son arrestation. Elle comprend que l’ordre bourgeois vient de remporter la partie, mais que la révolution reprendra demain sa marche malgré la défaite : « Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette “défaite” un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite ».
Arrêtée le 15 au matin, enfermée dans une chambre de l’hôtel Eden de Berlin, elle est interrogée avant d’être conduite en prison. Alors qu’elle quitte l’hôtel, sous escorte policière, elle est soudain violemment frappée à la mâchoire par un soldat. On l’embarque en hâte dans une voiture, un officier dénommé Kurt Vogel l’achève d’une balle dans la tête. Son corps est jeté dans un canal, comme pour faire disparaître la trace de cette rebelle dont le nom claque encore cent ans plus tard comme un défi à la face de toutes les oligarchies.
… aux conséquences historiques néfastes
La victoire d’une révolution en Allemagne, qui aurait brisé l’isolement de la Russie soviétique, fut possible jusqu’en 1923, mais l’assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht a ôté au jeune Parti communiste ses deux plus brillant-es dirigeant-es, dont l’autorité et l’expérience feront cruellement défaut dans les combats à venir. Ces morts brutales, sur ordre de soldats obéissant à un gouvernement social-démocrate, creusent également un fossé entre le SPD et le KPD, et préparent les divisions fatales au mouvement ouvrier allemand face à la montée du nazisme quelques années plus tard.
Cent ans après sa disparition tragique, Rosa Luxembourg a encore beaucoup à nous dire. Après les crimes du stalinisme et les trahisons répétées des forces sociales-démocrates, son marxisme vivant, sa défense d’une démocratie radicale et sa volonté de faire émerger des formes d’auto-organisation populaires sont de précieux points d’appui pour reprendre le fil d’une transformation sociale authentique. Son internationalisme affiché, son refus de toute guerre impérialiste demeurent également une référence dans un monde encore dominé par les logiques prédatrices des grandes puissances.
Dans les ultimes lignes de son dernier article, dans un Berlin repris par la réaction, optimiste, elle écrivait : « Sbires stupides ! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain la révolution “se dressera de nouveau avec fracas” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai ». En 2019, avec Rosa, nous proclamons aussi notre certitude que les jours heureux sont devant nous !
Julien Guérin