Nous avons voulu interroger Dominique Mezzi qui a coordonné le petit livre Nouveau siècle, nouveau syndicalisme,
paru aux éditions Syllepse,
où plusieurs passages reviennent sur la question de l’unité syndicale et d’un syndicalisme unifié.
Parmi les positions syndicales, si l’unité d’action est en général recherchée (quoique de manière fort différente ou conditionnée selon les organisations), l’objectif d’un syndicalisme unifié n’est pas une référence commune. Même pour ceux qui en font un marqueur jusque dans leurs statuts (la CGT se prononce « pour l’édification d’une seule organisation syndicale », la FSU fait sien l’objectif ancien de la FEN d’une « réunification » ; aucun autre n’en fait une référence statutaire), le problème n’est plus vraiment d’actualité. Bien des militant-es estiment que cette question est devenue utopique, obsolète, voire ringarde. Notamment à cause des divergences stratégiques, par exemple avec la CFDT. Cette contradiction entre unification et divergences stratégiques est évidemment le fond de la question, et je vais y revenir.
Quelques rappels sur
les dernières années
La CGT a construit depuis 1992-93, le concept de « syndicalisme rassemblé », sans le définir précisément. Dans ses congrès depuis 1995, elle marque parfois une disponibilité à aller plus loin, notamment à son congrès de Toulouse en mars 2013. La résolution adoptée explique : « …La CGT estime qu’il est possible et souhaitable, dans le cadre d’une démarche ouverte, que le débat sur les évolutions du paysage syndical s’intensifie pour construire et renforcer un syndicalisme rénové de transformation sociale, articulant luttes et propositions. Par exemple, dans cet esprit et sur la base des initiatives communes…, la CGT poursuivra le travail engagé avec la FSU ». Or, rien n’indique depuis que ce travail avec la FSU soit réellement poursuivi. Au congrès précédent à Nantes en 2009, alors que les débats avec la FSU avaient débuté, le congrès n’en avait pas dit un mot…S’il y a donc un progrès dans les écrits, la pratique ne suit guère.
La Fédération syndicale unitaire a toujours eu l’unité chevillée au corps, puisqu’elle la porte dans son nom, et qu’elle hérite d’une histoire où la Fédération de l’éducation nationale (FEN) avait refusé en 1948 la scission donnant naissance à FO et avait défendu la perspective d’une « réunification ». Après 1995, la FSU a proposé la création d’un « Comité de liaison unitaire interprofessionnel » (CLUI). Pendant un court moment, la CGT a paru intéressée. Puis elle change complètement de braquet en tendant la main prioritairement à la CFDT à partir du congrès CFDT de décembre 1998 (contribuant ainsi à isoler les syndicats CFDT oppositionnels). Prend alors consistance l’explication que la CGT est opposée à un « pôle syndical radical », ajoutant qu’elle n’a pas de partenaire privilégié et qu’elle recherche inlassablement le « rassemblement ». Sans jamais pour autant définir si ce rassemblement est autre chose qu’un front ponctuel (exemple : le rassemblement victorieux contre le CPE en 2006, ou les journées d’action de 2009), ou s’il pourrait devenir plus « organique ».
Vouloir l’unité, c’est vouloir la majorité
Tous les syndicalistes connaissent cela par cœur : pas d’action syndicale efficace si on reste minoritaire. Cela vaut pour la petite revendication jusqu’à des questions de fond, pour les syndicats qui ont pour objectif une « transformation sociale » contre le marché du travail capitaliste, pour la socialisation, etc.
On ne peut donc pas échapper au débat : comment convaincre puis mobiliser la majorité des salarié-es ? Ni le patronat, ni le capitalisme, ne se combattent par d’heureuses surprises. Gagner la majorité, voire bien davantage, est une question-clef. Parfois, un syndicat peut l’obtenir seul dans une entreprise, voire une profession (plus rare). Mais à l’échelle interprofessionnelle, c’est impossible. La CGT a pu croire à son influence propre de confédération hégémonique (bien que déjà autour de 1968 la phase d’unité avec la CFDT a joué un rôle décisif). Elle a pris conscience depuis les années 1990 que cela ne marchait plus. La CGT ne peut afficher son hégémonie que lorsque la masse des salariés est mobilisée (1995, 2003, 2006, 2009, 2010). Dans ces cas-là, elle totalise parfois les deux tiers des manifestations selon les villes. Ce qui lui permet de conforter son identité, sa fierté même (et parfois du sectarisme), et peut-être de stabiliser son recrutement. Mais tout cela ne produit pas de dynamique syndicale cumulative, propre à accrocher en masse le nouveau salariat. Voilà pourquoi la notion de « rassemblement du syndicalisme » est à la fois juste comme démarche, et en même temps sans horizon stratégique : on rassemble parfois, mais finalement rien ne bouge durablement.
Certains estiment, y compris en interne, que la CGT vise en réalité à se rapprocher de la CFDT. Cette analyse mériterait un débat détaillé. Une partie de la CGT, de son appareil, est consciente des faiblesses de la CGT, des difficultés du renouvellement de sa force matérielle mais aussi fascinée par une CFDT qui, bien que « réformiste », se développe, se relève de ses crises, etc. D’où l’idée de copier, de se recentrer sur des logiques syndicalo-syndicales (comme le premier recentrage CFDT des années 1978-1985), et de refuser toute portée politique au syndicalisme (exemple: le traité constitutionnel en 2005). Mais il suffit d’avoir assisté une fois à un congrès CGT pour comprendre qu’un rapprochement stratégique avec la CFDT serait à haut risque. La CGT s’y briserait. Le résultat est que la CGT n’a pas vraiment de stratégie, qu’elle est dans un “entre-deux”, ce qui bien sûr n’arrange pas sa vie interne, ni son développement, ni celui du syndicalisme. Cela produit des oscillations entre des phases de repli identitaire (comme le 6 février 2014) et des phases « unitaires » parfois peu lisibles. D’où la paralysie syndicale.
Pôle syndical et visée
majoritaire :
une dialectique difficile
Cependant, « la majorité » varie selon les contextes. En 1995, la mobilisation n’a été atteinte que parce qu’il y avait un pôle unitaire chez les cheminots (CGT et CFDT), et qu’une intersyndicale nationale incluant la CFDT-Notat existait jusqu’au 25 novembre. Autrement dit : le conflit stratégique avec Notat s’est fait devant les salariés. Il est alors possible de proposer que se pérennise le pôle syndical dont la légitimité majoritaire est évidente dans le pays. D’où l’idée après 1995 d’un pôle syndical CGT, FO, syndicats CFDT critiques, FSU, Solidaire. On sait (voir plus haut) que la CGT l’a refusé, alors qu’existait un rapport de force.
Mais par temps d’atonie des luttes, les choses sont plus complexes. Un pôle CGT, FSU, Solidaires ne fait pas ipso facto bouger les rapports de force sur des exigences interprofessionnelles : ANI, retraites, Pacte de responsabilité, etc. Il serait erroné de reprocher à la CGT de reprendre langue avec la CFDT, même si on sait, plus que jamais, la profondeur des divergences.
La CGT explique que la distinction entre un « syndicalisme radical » et « réformiste » est fausse. Une partie de cette argumentation est juste. Mais elle peut conduire à l’immobilisme. Il faut donc bien cerner le débat.
Le salariat ne cherche pas à priori le radicalisme. Le syndicalisme doit viser de « bonnes réformes », ancrées sur les besoins, la défense et la conquête de droits, sans s’autolimiter. La résistance aux « contre-réformes » peut nourrir un mouvement unitaire. Dans ce mouvement, le débat public sur les stratégies peut se vérifier comme en 1995. Le jugement des syndicats n’est jamais prédéterminé. C’est arrivé à plusieurs reprises dans la CFDT, à condition qu’elle soit présente. Il faut prendre le risque de la confrontation, voire de l’ambiguïté, surtout dans une période très difficile comme aujourd’hui.
La proposition globale pourrait être celle d’un « Comité national de rassemblement et de débat » ouvert à tous, comme le propose Joel Lecoq dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, ou comme le proposait la FSU après 1995. Une telle proposition peut se combiner avec un rapprochement plus serré entre syndicats partageant une vision convergente. Cela ferait bouger les lignes externes et internes : un axe CGT, FSU, Solidaire aurait des effets, mais devrait constamment défendre un rassemblement plus large.
La visée d’un syndicalisme unifié nécessite que le débat syndical soit public, avec des lieux d’expression, etc. La CFDT ne voudra jamais ? Certes. Mais si rien n’est proposé, rien ne se passera. La lutte aussi est difficile…
Il ne s’agit plus de « réunifier » (comme en 1948), car les expériences communes sont oubliées, ou n’ont jamais existé. Mais de viser l’unification souple, un processus fédératif, qui tolèrerait les différences de pratiques, en convergence avec d’autres mouvements associatifs. Il ne peut y avoir de syndicalisme majoritaire sans pluralisme accepté. ●
Dominique Mezzi
Coordonnateur du livre
Nouveau siècle, nouveau syndicalisme
(Editions Syllepse, 8 euros)