Lorsqu’en 2011 Luc Chatel annonce le retour de l’instruction morale à l’école, le philosophe Ruwen Ogien y voit un « nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres, qui vise à les faire passer pour responsables de leur situation de plus en plus précaire, et donc des injustices qu’ils subissent. » Selon lui, il y a de bonnes raisons philosophiques de laisser la morale en dehors de l’école. Qu’en pense-t-il deux ans plus tard, alors que l’adjectif « laïque » est venu qualifier la morale que Vincent Peillon prône pour l’école ?
Le « juste » ou le « bien » ?
Les projets des deux ministres (et d’autres avant eux) font l’amalgame entre le juste et le bien. Or la distinction est importante ! La question du juste concerne nos relations aux autres (ne pas leur nuire, essayer de les traiter avec respect, équité, impartialité). La question du bien est différente. Elle est celle de savoir ce qu’on va faire de soi-même : du style de vie qu’on veut mener, du genre de personne qu’on doit être, des ingrédients de la vie « bonne » ou « heureuse » (ne pas se laisser aller, cultiver ses talents…). C’est la même distinction entre morales minimalistes et maximalistes.
L’école peut dispenser un enseignement civique, c’est-à-dire un apprentissage du fonctionnement des institutions politiques et des règles de la coexistence pacifique entre citoyen-nes aux croyances différentes, parce qu’elle s’appuie alors sur un consensus autour d’une vie juste. Mais elle doit rester neutre sur la question du bien, ainsi que sur celle des croyances religieuses. Elle doit respecter le pluralisme moral, et ne pas risquer de mettre en danger le consensus.
Sans compter que les principes d’une « vie bonne » sont bien souvent le reflet de l’idéologie du pouvoir : Chatel avait inséré par exemple dans son programme pour le primaire les notions de « travail et mérite individuel ». Outre que ces valeurs sont contestables, parce que non largement partagées, c’est bien là que Ruwen Ogien débusque en filigrane la stigmatisation des pauvres qui n’auraient pas le goût de l’effort et ne sauraient pas se lever tôt le matin, ni élever leurs enfants. Le message subliminal est donc que c’est de leur faute s’ils sont dans la misère… Et que c’est un déficit éducatif et culturel, et non un facteur social, qui est cause de la délinquance et de l’échec scolaire. En gros, mettre l’accent sur la nécessité de la morale à l’école, c’est sortir du schéma marxiste. Ce qui est d’autant plus commode que l’on peut en déduire que « Dépenser plus ne sert à rien, car ce qui manque à l’école, ce n’est pas l’argent mais la morale »…
En quoi l’apposition de « laïque » pourrait-il changer le concept de morale ?
Ce qui fait l’originalité de la morale laïque, ce ne sont pas ses principes (on retrouve ceux de la morale « commune »), mais sa façon de les justifier. Cette justification ne fait pas appel aux traditions, ou aux révélations d’un livre sacré comme la Bible. Elle repose uniquement sur la raison. Derrière l’idée de morale laïque, il y a finalement la croyance que si quelqu’un réfléchit rationnellement, il sortira de son ignorance et reconnaîtra nécessairement la grandeur des « valeurs de la République » : solidarité, altruisme, générosité, dévouement au bien commun, patriotisme, etc. À mon avis, cette croyance est d’une grande naïveté philosophique. La raison paraît malheureusement insuffisante pour justifier les « valeurs de la République ». Même si c’est regrettable, la réflexion rationnelle peut parfaitement aboutir à rendre attrayantes des valeurs comme l’égoïsme, la concurrence acharnée, la récompense au mérite, et même l’argent. On peut rejeter ces valeurs au nom du « vivre ensemble », mais on ne peut pas dire qu’elles sont irrationnelles.
Et puis l’intention est quand même « ciblée » : Lorsque Vincent Peillon proclame qu’il est nécessaire de restaurer un enseignement de morale « laïque » à l’école, ce n’est évidemment pas parce qu’il s’inquiète de l’immoralité des élèves de Louis-Le-Grand ou d’Henri-IV ! Le projet est plutôt dirigé contre les « classes dangereuses », les « barbares » des quartiers, ceux qui sont supposés « pourrir l’école » par leur indiscipline. Il vise aussi à séduire ceux que le flot de propos alarmistes sur la violence scolaire et la « montée de l’intégrisme » inquiète ou effraie.
En conclusion, seule l’éducation civique, qui reste neutre sur la question de la vie heureuse ou du sens de la vie, devrait être envisagée à l’école.