Sortir de l’ornière capitaliste

Le capitalisme prédateur est en crise. En France cependant, la rentrée des mobilisations a remis les questions de justice sociale et fiscale au centre du débat public, faisant émerger la contestation des inégalités et les alternatives pour les combattre.

Les victoires électorales de Thatcher en 1979 en Grande-Bretagne et de Reagan en 1980 aux États-Unis ont marqué le début d’une nouvelle orientation du capitalisme, une offensive contre toutes les formes de socialisation, de démarchandisation et de protection qui avaient constitué l’inflexion fordiste au XXe siècle. Déià dans l’Amérique reaganienne et l’Angleterre thatchérienne. aujourd’hui dans l’Amérique trumpiste ou l’Argentine de Milei, le budget de l’État est construit selon deux priorités : l’aide aux entreprises et la défense.

Capitalisme prédateur des ressources publiques

Nous retrouvons ce marquage militariste avec Macron : le plan pluriannuel pour la défense élaboré en 2024 prévoit 411 milliards de dépenses d’ici 2027. N’oublions jamais qu’un collège, c’est trois missiles soit 18 millions d’euros, un hôpital 100 missiles soit 600 millions.

Par ailleurs, depuis 2017, plus de 300 milliards d’euros de baisses d’impôt cumulées pour les plus riches ont été enregistrées. Cette somme faramineuse résulte de la politique de l’offre censée ruisseler sur la population : suppression de l’ISF, mise en place de la flat tax (qui limite à 30 % le taux d’imposition du capital alors que le travail est imposé en moyenne à 45 %), baisse progressive du taux de l’impôt sur les bénéfices des grandes entreprises, réforme de l’exit tax (qui réduit à 2 ans, au lieu de 15, le délai au-delà duquel il n’est plus possible de taxer les plusvalues), suppression progressive de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, cela sans compter une fraude fiscale de près de 100 milliards d’euros.

Cette politique de l’offre fait du capital un véritable assisté de l’État. La politique néolibérale n’est pas un laisserfaire mais une appropriation privée des ressources publiques, dont la captation explique en grande partie le déficit public, l’augmentation de la dette et de sa charge.

Montée de la critique des inégalités

Ces marronniers du débat budgétaire, qui permettent d’habitude de justifier des coupes claires dans les mécanismes de redistribution, commencent à tourner à l’avantage de notre camp social. C’est le fruit de la montée, depuis la fin des années 1990, de la critique des inégalités.

Rappelons-nous qu’Attac est née, en 1998, de la promotion de la taxe Tobin, du nom de l’économiste américain qui proposait une taxe sur les transactions financières internationales. L’organisation a publié en mars 2025 un rapport très documenté sur les rapports entre dette publique, assèchement des recettes et politique fiscale en faveur du capital1.

Rappelons-nous aussi, en 2003, la création de l’Observatoire des inégalités, qui s’est fixé comme objectif de dresser un état des lieux le plus fidèle possible des inégalités en France, en Europe et dans le monde. Tous les deux ans, l’organisme publie un rapport sur les inégalités en France2.

Rappelons-nous également qu’à partir de 2010, l’association Oxfam, née en Angleterre, a mis en évidence, au niveau national comme international, les inégalités de patrimoines énormes créées par le capitalisme financier, et a donné à voir les alternatives. Oxfam France vient d’actualiser son manifeste présentant 19 mesures de justice fiscale3.

En 2013, dans Le Capital au XXIe siècle, vendu à plus de trois millions d’exemplaires, ce qui est unique pour un essai économique, Thomas Piketty montrait la dynamique inégalitaire à l’œuvre dans le capitalisme financier, démentant la théorie dominante selon laquelle le développement économique s’accompagne mécaniquement d’une baisse des inégalités de revenus.

Ainsi, il est maintenant admis que la mondialisation capitaliste et le capitalisme financier sont au centre d’un nouveau développement des inégalités. Il n’y a pas d’un côté la raison économique et de l’autre la philanthropie sociale, car la raison économique de Macron et des libéraux est déraisonnable et la solidarité sociale est le fondement d’une économie prospère. Beaucoup d’économistes aujourd’hui parmi les plus sérieux remettent en cause la rigidité des politiques de l’offre.

Un autre budget est possible !

Au minimum, il faudrait d’abord revenir sur les baisses d’impôts accordées aux plus riches, les 300 milliards de manque à gagner. Zucman et sa proposition de taxer à 2% le patrimoine des 1 800 plus gros contribuables en France sont au centre du débat public. L’ancien élève de Piketty fait une proposition en fait marginale, qui ne concernerait que très peu de personnes (0,01 % des plus fortunées, celles ayant un patrimoine supérieur à 100 millions d’euros). Mais cela suffit pour exciter la droite, le RN, le Medef et les milliardaires. Le véritable débat est la réorientation totale des choix politiques présidant au budget de l’État, mais la taxe Zucman est un pied dans la porte.

Avec elle, on pourrait revaloriser les AESH dans un métier de catégorie B pour 800 millions d’euros, titulariser tou·tes les contractuel·les de l’Éducation nationale pour 800 millions, pour 6 milliards aller vers une vraie école gratuite comprenant la restauration et les activités périscolaires… Tous ces chiffres figurent dans le rapport de la commission des finances4 qui a travaillé sur le vote de la loi Zucman par l’Assemblée nationale en février 2025, vite retoquée par le Sénat.

C’est une victoire culturelle et politique bienvenue que de voir l’espace public occupé par les questions du budget et de la répartition des richesses alors qu’elles sont souvent ramenées à de la technique. Il s’agit pour les organisations de transformation sociale d’imposer une autre politique économique et fiscale au service de la population.

Programme de transition

L’objectif de notre syndicalisme est la rupture avec le capitalisme dans lequel il faut parvenir à enfoncer un certain nombre de coins stratégiques. La justice fiscale en est un.

La taxe Zucman est une proposition d’imposition sur le patrimoine des ultra-riches, visant à instaurer un impôt plancher de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros.

L’Alliance écologique et sociale (AES) a mis récemment en avant cinq mesures urgentes5 :

  1. Taxer le patrimoine des 1 800 Français·es qui possèdent plus de 100 millions d’euros rapporterait 20 milliards, comme le proposé Zucman.
  2. Mieux taxer les dividendes en supprimant la flat tax rapporterait 9 milliards, avec lesquels on pourrait embaucher 100 000 personnels hospitaliers supplémentaires (6,3 milliards, chiffrage Fédération des hôpitaux publics français) et étendre le congé paternité à 12 semaines (2,5 milliards, chiffrage Oxfam).
  3. Restaurer l’ISF dans une version rénovée avec une surtaxe climatique rapporterait 15 milliards, soit ce que coûterait une réforme d’ampleur des investissements dans le ferroviaire (que le Réseau action climat étale sur cinq ans).
  4. Mieux taxer les super-héritages rapporterait 12 milliards. Cela permettrait de créer 200 000 nouvelles places en crèche (7 milliards, chiffrage Institut Montaigne) et de se doter d’une véritable politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes (2,6 milliards, selon Coalition féministe).
  5. Rénover la taxe sur les transactions financières rapporterait 11 milliards. Cela financerait deux années de rénovation du bâti scolaire (que l’AES chiffre à 5 milliards par an pendant 10 ans).

Cinq mesures auxquelles on peut ajouter la taxation des superprofits, qui rapporterait 20 milliards selon l’AES. C’est exactement la somme nécessaire à la revalorisation à hauteur de 10 % de la valeur du point d’indice.

Ces mesures s’entendent à condition d’empêcher l’évasion fiscale. Depuis le 11 septembre 2001, les États-Unis ont réussi à obliger la quasi-totalité des pays du monde à communiquer les informations bancaires sur les comptes ouverts par des organisations soupçonnées de terrorisme. Pourquoi ne pourrait-il pas en être de même pour des ultra-riches ?

Les besoins sociaux sont immenses. Une fiscalité juste, qui est incontournable, n’y suffira pas. Davantage d’emprunts publics sont nécessaires, et pour cela, il faudra reconstruire d’autres sources de financements pour casser la dépendance aux marchés financiers.

Ces alternatives n’adviendront pas d’elles-mêmes : le tir de barrage des bénéficiaires de la politique de l’offre et de leurs relais politiques montre certes leur fébrilité, mais aussi qu’il va falloir les imposer en se mobilisant massivement et dans la durée. ■

MARIE HAYE ET CHRISTOPHE HÉLOU

NOTES :

  1. https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/rapport-ladette-de-l-injustice-fiscale
  2. https://www.inegalites.fr/Rapport-sur-les-inegalites-edition-2025
  3. https://www.oxfamfrance.org/app/uploads/2025/09/Oxfam-France_ManifeteFiscal2025.pdf
  4. https://www.assemblee- nationale.fr/dyn/17/rapports/cion_fin/l17b0930_rapport-fond
  5. https://alliance-ecologique-sociale.org/budget-2026-lheure-dunsursaut-pour-la-justice-fiscale/