* René Monzat, journaliste spécialiste de l’extrême droite, répond aux questions de l’École émancipée sur l’évolution de l’antisémitisme en France.
► Quelle est la réalité de l’antisémitisme en France aujourd’hui? Quel est l’état de la lutte contre ce fléau?
Ce mot recouvre plusieurs réalités : des préjugés, des assignations, des discriminations (radicalement sousestimées), des agressions verbales ou physiques contre des personnes, des dégradations de lieux de culte, etc.
Avec des évolutions particulières : les préjugés ne cessent de diminuer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les agressions connaissent des pics aigus lors de tensions au Moyen-Orient; on ne mesure pas l’évolution des discriminations qui ne semblent intéresser personne.
Les préjugés méritent un travail spécifique, y compris des organisations syndicales. Les agressions et dégradations doivent être dénoncées mais aussi sanctionnées. Une meilleure culture sociologique, historique et politique, une connaissance des religions constituent les meilleurs points d’appui sans pour autant garantir la disparition de ces préjugés.
► Le 13 novembre 2023, les caciques du RN défilaient dans une marche contre l’antisémitisme. Cela veut-il dire que le RN, et plus largement l’extrême droite, ne serait plus antisémite?
Le RN a délibérément voulu se débarrasser de sa réputation antisémite pour briser le « plafond de verre » qui limitait ses scores électoraux dans une société française où l’antisémi tisme est de plus en plus majoritairement rejeté.
Cette renonciation à l’antisémitisme concerne une partie seulement des droites radicales, et elle est de surcroît souvent partielle. Elle s’inscrit dans le contexte de la diminution générale de l’antisémitisme dans la société française qui touche aussi les extrêmes droites.
Zemmour, pour son plus grand meeting de la campagne présidentielle, devant 50 000 personnes au Trocadéro, se présente comme « un petit juif berbère », ce qui était inconcevable dans l’Action française des années 1930.
L’évolution de l’Église catholique cantonne l’antisémitisme à une partie des milieux intégristes : on trouve même parfois des articles de catholiques conservateur·rices expliquant clairement pourquoi l’antisémitisme n’est pas compatible avec le christianisme.
En revanche, plusieurs courants des droites radicales multiplient aujourd’hui les publications, éditant ou rééditant tous les courants de l’antisémitisme, comme je l’ai décrit dans une série d’articles de Contretemps. Ces centaines d’ouvrages « éduquent » les cadres des groupuscules activistes mais aussi nombre de cadres du RN.
Cette littérature est à la source d’un antisémitisme structuré dont les idées, les raisonnements, les éléments de langage vont alimenter la logorrhée antisémite qui inonde nombre de sites ou de relais sur les réseaux sociaux.
Il y a une entourloupe majeure à prétendre prouver l’évolution de l’extrême droite par la reconnaissance qu’apporte le gouvernement israélien actuel aux Le Pen et Bardella.
En effet, depuis un siècle, certains courants principaux des droites radicales ont soutenu soit le sionisme, soit Israël, pour des raisons différentes selon les périodes.
De 1920 à 1940, les nationaux-socialistes ont soutenu les mouvements sionistes allemands dans l’espoir de se débarrasser des juif·ves. En 1941, la « solution de la question juive » par l’émigration cède la place à la solution finale par l’extermination.
Entre 1955 et 1990, les droites radicales voyaient dans l’attitude de l’armée israélienne contre les Palestinien nes ce qu’elles auraient voulu que fassent les paras français en Algérie
Depuis une vingtaine d’années, les droites radicales reconnaissent en Israël une forme d’ethno-nationalisme.
L’internationale réactionnaire a trois pôles : la droite américaine trumpiste, qui tente d’organiser ses alliés dans le monde entier ; les trois groupes d’extrême droite au Parlement européen dont le pouvoir hongrois et enfin, la droite israélienne alliée à Trump et s’appuyant en Europe sur la Hongrie, seule en Europe à refléter un antisémitisme d’État. Yoram Hazoni, ex-plume de Netanyahu, définit dans son livre Les Vertus du nationalisme une vision commune à ces courants.
Une quatrième influence pèse de l’extérieur via la puissance russe, en particulier sur le pouvoir de Viktor Orban et par une série de relais idéologiques au sein des droites radicales.
► Nous assistons à une volonté de criminaliser l’antisionisme en l’accusant d’être intrinsèquement antisémite. Cet amalgame est-il justifié selon vous ?
Cet amalgame est stupide et contre-productif.
Il existe différents antisionismes. Pour les orthodoxes en Israël et aux États-Unis, la création d’Israël constitue une offense à Dieu. Il y a celui du mouvement ouvrier juif, ainsi que de militant·es juif·ves dans des organisations révolutionnaires. Il en existe un troisième, autour d’inquiétudes sur les conditions de la création et de l’évolution de l’État d’Israël.
Ces courants sont notamment portés par des intellectuel·les, orthodoxes ou militant·es juif·ves comme l’illustre Antisionisme, une histoire juive, indispensable recueil, paru chez Syllepse.
Pour autant, les discours qui déguisent un antisémitisme en antisionisme sont une réalité. Ce procédé est très grossier, dénonçant le « sionisme mondial » qui dirigerait le monde : aucun des trois courants antisionistes ne tient ce type de propos.
Le premier courant est exclusivement juif par définition.
La gauche radicale en France est partiellement héritière du second, notamment via ses nombreux·ses militant·es issu·es de familles juives d’Europe centrale et orientale, et les juif·ves séfarades marxistes ou communistes (Turquie, Palestine, Égypte etc.).
Pour illustrer le troisième groupe, on peut citer Edwin Montagu (ministre britannique en 1917), Hans Kohn ancien dirigeant sioniste (en 1929), Avram Burg (ancien président de la Chambre des députés israélienne), et des groupes et partis israéliens.
Aujourd’hui ce qui met les juif-ves en danger, c’est de se voir assigné-es à la défense inconditionnelle d’un État d’apartheid colonialiste et génocidaire.
Autant les organisations qui relaient la propagande israélienne, en traitant d’antisémites les juif-ves qui se mobilisent contre cet État et son gouvernement, font tout pour entériner cette assignation, autant au contraire les critiques juives radicales ou antisionistes la détruisent.
C’est l’enjeu de la bataille sur la définition de l’antisémitisme qu’expose Mark Mazower dans Antisémitisme. Métamorphoses et controverses (La Découverte).
Le mouvement ouvrier doit mener la lutte contre les préjugés antisémites chez les salarié·es, y compris syndiqué·es. Il ne peut appuyer les dispositions liberticides prônées par le gouvernement français, encore moins l’instrumentalisation de cette question par les droites radicales.
En effet, ces deux acteurs ne lutteront jamais contre le racisme et les discriminations religieuses (y compris antisémites) au motif qu’ils divisent et affaiblissent les salarié∙es dans leur combat commun. ■
PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE CHAUVEL
