Culture

Cinéma

La petite dernière d’Hafsia Herzi

Lors du dernier festival de Cannes, Hafsia Herzi a présenté son dernier long métrage en compétition. On l’avait découverte comme jeune actrice dans La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche en 2007, rôle pour lequel elle avait obtenu le César du meilleur espoir féminin. Cette année, elle a obtenu le César de la meilleure actrice pour son rôle dansBorgode Stéphane Demoustier. Elle est ensuite passée à la réalisation tout en continuant à mener sa carrière d’actrice, son premier long métrage étant Tu mérites un amour en 2019. La Petite dernière est son quatrième long métrage. Le film est une libre adaptation du roman éponyme et autobiographique de Fatima Daas1.

Autant le dire, c’est une réussite. Le sujet, a priori, n’avait jamais été traité : le parcours d’une jeune femme musulmane et croyante qui découvre son homosexualité. Et d’ailleurs, en marge du festival « officiel », La Petite dernière a obtenu la Queer Palm. Mais ce n’est pas tout. l’actrice principale, Nadia Melliti, a obtenu, lors de la cérémonie de clôture du festival, le prix d’interprétation féminine, alors que c’est son premier rôle au cinéma. De ce point de vue, on peut faire un parallèle avec L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine, présenté en compétition l’an dernier et dont l’acteur principal, Abou Sangaré2, dont c’était aussi le premier rôle, eut le prix d’interprétation masculine. Comme Abou Sangaré, Nadia Melliti fut recrutée sur un casting « sauvage ». Le parallèle s’arrête là. Du moins pour l’instant, Abou Sangaré ayant reçu cette année le César du meilleur espoir masculin. Alors pourquoi pas une destin similaire pour Nadia Melliti?

La Queer palm existe depuis 2010 (2012 pour les courts métrages) et a déjà récompensé des films exigeants comme L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie en 2013, Pride de Matthew Warchus en 2014, 120 battements

par minute de Robin Campillo en 2017, Girl de Lukas Dhont en 2018, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma en 2020, La Fracture de Catherine Corsini en 2021, ou encore L’innocence d’Hirokazu Kore-eda en 2023. Donc, même si c’est en marge des prix officiels du festival de Cannes, c’est un prix qui, année après année a récompensé des films marquants, comme l’est le film d’Hafsia Herzi cette année. C’est surtout la preuve qu’aujourd’hui, les questions LGBTQI+ ne sont plus seulement prises en compte mais participent, par leurs sujets, à un cinéma de qualité avec des cinéastes reconnu·es. Sujets assez variés, si l’on se réfère à la petite liste de film primés cités plus haut : de la grève des mineurs au Royaume-Uni au mouvement des Gilets jaunes en France, en passant par les luttes d’Act Up…

Cette année, La Petite dernière aborde donc la question de l’homosexualité chez une jeune femme musulmane, sans manichéisme, sans stigmatisation; juste une tranche de vie, une découverte de sa sexualité, tout en cherchant des réponses à des questions existentielles entre ses désirs et sa foi. Le film dresse aussi de très beaux portraits de femmes: Fatima l’héroïne donc, Ji-Na et Cassandra, amantes aussi différentes dans leurs personnalités que l’on puisse imaginer, et surtout la mère de Fatima que l’on ne voit que dans sa cuisine et qui sait peut-être ce que sa fille, sa petite dernière, ressent mais n’en dit rien et se comporte toujours avec bienveillance avec elle.

Pour celleux qui auraient lu le roman, le film est une adaptation assez libre et plutôt linéaire de l’histoire de Fatima, alors que le roman est construit comme une anaphore, qui, chapitre après chapitre, commence toujours par cette phrase «Je m’appelle Fatima Daas…». La sortie du film est fixée au 22 octobre 2025.

OLIVIER SILLAM

NOTES:

  1. Fatima Daas. La Petite dernière. Les Éditions Noir sur Blanc, Notab/Lia, 2020. 2. Abou Sangaré, de nationalité guinéenne, était sous OQTF lors de son passage à Cannes en 2024 et n’a obtenu ses papiers qu’en février 2025, juste avant les César.

Médias

OBEY: L’ART DE RUE EST POLITIQUE!

e château de Tours, préfecture d’Indre et Loire. offre depuis le mois de mai la possibilité de découvrir 400 œuvres de Shepard Fairey, mondialement connu sous le nom d’Obey.

Cette exposition est le fruit de la convergence de passionné·es qui, pièce par pièce, ont réuni 400 œuvres issues de collections privées. Skateboard, vinyles, sérigraphies, collages… Un regroupement divers et numériquement très important qui permet de mieux appréhender l’étendue et la qualité de l’œuvre de cette icône du street art.

Très influencé par le pop art et ses couleurs flashy, mais aussi par le graffiti, le graphisme et avec un

esprit punk certain, c’est un large panorama de supports qui s’ouvre aux visiteur-euses permettant de saisir la diversité des techniques. Le commissariat de l’exposition a, de plus, fait l’excellent choix de proposer divers dispositifs de médiation permettant de découvrir et d’explorer ces formes particulières de création. Dans le cadre charmant du château, et plus généralement de la vieille ville tourangelle, cette proposition artistique de médiums variés de l’art urbain est aussi inattendue qu’impressionnante.

Mais ce qui saute d’abord et avant tout aux yeux de toutes celles et ceux qui se rendent à l’exposition est de très loin l’aspect clairement politique des messages qu’Obey porte au travers de ses créations et ce, depuis ses débuts.

Car, au-delà de certaines productions devenues iconiques, telles l’affiche pour Obama en 2008 ou la Marianne post-attentats de 2015, c’est bien la globalité d’un art engagé dans la forme comme dans le fond qui se déploie sous nos yeux.

Un choix complètement fidèle à l’essence même de l’œuvre globale et à la volonté de l’artiste : participer à la prise de conscience sociale et à

l’éveil autour des questions environnementales par un art conçu comme une forme d’activisme politique. Une exposition accessible, à découvrir à n’importe quel âge.

ANTOINE CHAUVEL

Obey-Tours 2025, Regard de collectionneurs français. Jusqu’au 7 décembre 2025.

Ils et elles se racontent…

ette émission radiophonique quotidienne existe depuis plus de vingt ans. On y écoute des récits intimes, certains ordinaires, d’autres moins : une avocate relate sa relation avec sa cliente coupable de trois infanticides : un homme raconte ce qui l’a conduit à voter RN aux dernières élections : une femme a organisé son mariage pour finalement v renoncer la veille; une autre choisit de parler en

détail de l’agression sexuelle qu’elle a subie pour se délivrer de la violence vécue ; des problèmes de voisinage émergent subitement, autour du chant du coq ou de celui des grenouilles…

Toutes ces tranches de vie font l’objet d’un récit captivant, d’un monologue très bien construit, jamais interrompu, fruit d’un travail de montage remarquable. La conception de l’émission est de grande qualité, à la fois par son travail d’élaboration des thématiques et par la recherche de témoignages percutants. L’éclectisme des sujets abordés rend l’écoute variée, et toujours passionnante. L’émission dure 30 minutes, et débute par une sorte de préambule de Sonia Kronlund, documentariste et productrice de l’émission, qui introduit les histoires de facon sensible, mystérieuse ou encore politique. À travers ces récits, les auditeur-trices découvrent des sujets qui leur sont étrangers, ainsi que des points de vue et des parcours différents des leurs : des récits qui poussent à l’empathie, qui parfois dérangent, qui ouvrent sur l’altérité.

Les pieds sur terre, France culture, tous les jours à 13h30 ou en podcast.

VÉRONIQUE PONVERT

Livres

Ce que cécile sait

n enfant sur dix, c’est environ trois enfants par classe qui sont victimes de violences sexuelles. La culture de l’inceste est une histoire de domination et des familles entières normalisent l’inceste par des mécanismes de silenciation inhérents à notre société. Cet essai est intime et s’appuie en particulier sur l’histoire de l’autrice et sa prise de conscience d’avoir grandi dans une famille dysfonctionnelle. Mais il est aussi politique puisque, au-delà de ce cas individuel, il dénonce une responsabilité collective. Pour illustrer ses propos, l’autrice va s’appuyer sur le cas de la famille Gainsbourg : comment, aux veux de tou·tes, le climat incestuel – clef de voûte de l’inceste – est validé, accepté, normalisé, voire romantisé. Parce que l’incestuel n’est pas que génital, il masque l’inceste tout en l’exhibant.

L’illustratrice et philosophe Cécile Cée décortique tous ces mécanismes qui ne relèvent pas d’une affaire privée mais bien d’un système collectif et social.

Un livre qui nous éduque, nous explique et nous dote d’outils de réflexion, de détection et de protection, outils nécessaires dans notre vie intime comme dans notre vie professionnelle. Ouvrir cette grille de lecture, c’est s’engager activement sur le chemin qui participera de la définition collective de l’inceste et de son interdit. Très dur, mais à mettre entre toutes les mains.

AMÉLIE LADDDAND

Ce que Cécile sait : journal de sortie d’inceste, Cécile Cée, éd. Marabout – roman graphique.

Transparence

«…Entre nos murs transparents, comme tissés d’air étincelant. nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher les uns aux autres… » C’est ce que l’on peut lire en 1920 dans le roman d’anticipation Nous d’Evqueni Ziamatine. Un siècle plus tard, Lilia Hassaine écrit Panorama, dystopie partant du principe qu’en 2029 la France a basculé dans l’ère de la transparence. Il s’agit d’une deuxième révolution lors de laquelle la population a contesté le travail de la justice et de la police. Vingt ans après, chacun·e vit et travaille dans des bâtiments transparents et peut ainsi surveiller ce qui se passe autour de soi. La criminalité a dégringolé, il n’y a plus d’abus sexuels, de pédophilie, de féminicide. On invite son voisin quand on le voit seul chez lui… L’héroïne, policière rebaptisée « gardienne de protection » n’a plus grand chose à faire. La vie semble donc facile et idéale.

Pourquoi alors, certain es ont-iels choisi de vivre en marge de cette société dans des maisons opaques, à leurs risques et périls? Pourquoi, dans le meilleur quartier, une famille disparaît-elle un soir sans que personne ne s’en rende compte?

Y aurait-il un revers plus sombre à cette transparence?

Ce roman nous met face à des préoccupations actuelles, notamment celle de la surveillance. Les villes et établissements qui établissent une vidéosurveillance le font pour le bien de toutes et tous car si on n’a rien à se reprocher, on ne doit pas craindre d’être filmé·e… Nombreux-ses sommes-nous pourtant à ne pas vouloir être vu·es, suivi·es, écouté·es. La question de la vie privée se pose bel et bien aujourd’hui et est au cœur du roman de Lilia Hassaine. Et c’est pourquoi ce texte est glaçant et peut mettre mal à l’aise car la lisière est mince entre la position de voyeur∙euse et celle de simple observateur-ice, entre les bonnes intentions et l’atteinte à la vie privée. C’est déjà ce que le personnage joué par Grace Kelly reprochait à James Stewart, son amoureux-journaliste dans Fenêtre sur cour en 1954. Et l’autrice de conclure : « nos villes, qui furent des jungles, sont devenues des zoos ».

NOLWENN BOCHEREAU

Panorama*, Lilia Hassaine, Folio 2023.

Des ponts dans la littérature

La succession (hasardeuse?) de nos lectures nous amène souvent à chercher les liens. à créer des ponts entre les différents textes qu’on vient de lire. Ainsi, ces trois romans1, lus ou relus, m’ont amenée à le faire.

La petite bonne est un roman magnifique. Une jeune bonne qui travaille chez différentes familles se retrouve le temps d’un week-end à veiller sur un homme, blessé et défiguré pendant la Première Guerre mondiale, afin que sa femme puisse souffler un peu en Normandie. L’écriture mêle prose romanesque et prose poétique afin de nous faire entendre différentes voix. Ainsi, lorsque le texte est « aligné à gauche », c’est la bonne qu’on entend, lorsqu’il est « justifié », c’est la femme du blessé. Une troisième voix se manifeste, « alignée à droite ».

La vie devant soi raconte l’histoire de Momo, un jeune enfant, « placé » chez une ex-prostituée juive, revenue d’Auschwitz. Elle vieillit et sa terreur-fascination d’Hitler est omniprésente. Elle se terre souvent dans une cave comme dans un refuge contre l’ennemi. La voix est celle de Momo, enfant intelligent et à la langue inventive. Il déforme des mots ou des expressions d’une façon qui rend son discours encore plus précis et marquant. Le lambeau évoque la reconstruction de Philippe Lançon gravement blessé aux mains et à la mâchoire lors de l’attaque terroriste du magazine Charlie Hebdo en 2015. Nous plongeons dans les sous-sols de la Pitié-Salpêtrière, là où Lançon subit maintes opérations en l’espace de quelques mois. Il se spécialise dans le vocabulaire médical et mandibulaire et nous raconte avec précision sa sur-vie dans cet hôpital, puis aux Invalides.

Ainsi, d’un texte à l’autre, on retrouve des gueules cassées dont seule la musique adoucit la douleur ; des survivant·es aux pires horreurs de notre histoire contemporaine (guerre des tranchées, camps de concentration, attaques terroristes) ; une réflexion sur la fin de vie (survivre, est-ce vivre ? Comment supporter sa douleur, tant morale que physique ? Dans quelles conditions peut-on finir sa vie ? A-t-on le droit de l’abréger ? Autant de sujets qui restent d’actualité) et enfin une écriture, belle et poignante, à la hauteur des sujets abordés : ces trois auteur·trices ont été récompensé·es par différents prix littéraires.

Ainsi, de livre en livre, j’établis, au hasard de mes lectures, des ponts dans la littérature, et peux dérouler une frise imaginaire allant de l’Antiquité à nos jours, toujours émerveillée par le pouvoir des mots.

La petite bonne, B. Pichat, La vie devant soi, R. Gary, Le lambeau, P. Lançon.

LE MÉPRIS DE CLASSE : UN OUTIL DE DOMINATION

Qui est le beauf ? Qui est la beaufe ? Chacun·e y apposera une personnalité empreinte de clichés ringards, idiots, vulgaires, de mauvais goût, de la tenue vestimentaire aux choix musicaux, des propos politiques aux émissions regardées.

Rose Lamy nous rappelle que ce concept a été initialement inventé par la gauche pour catégoriser une partie des classes populaires qui ne posséderait ni les bons repères culturels, ni les bons diplômes, ni la bonne manière de penser. Ces beauf·es n’auraient donc pas eu accès aux bonnes informations et il suffirait de les éduquer. Une conception conservatrice et non progressiste. Il s’agit là d’opérer une « distinction », au sens bourdieusien du terme, en donnant à la bourgeoisie intellectuelle dominante le pouvoir d’imposer sa vision culturelle et de dévaloriser celle des dominé·es.

Rose Lamy nous invite à réfléchir avant d’utiliser un terme qui alimente l’effet de classe sur la base du diplôme et de la culture. Les violences de classe, comme les violences sexistes, ont un continuum: si les beauf·es ont, selon les bourgeois·es, le plus faible capital culturel, iels sont aussi les plus exposé·es à la précarité, au chômage, aux déserts médicaux…

Le mépris de classe serait selon elle un racisme ordinaire à combattre, une nécessité dans la construction de luttes rassembleuses. Car pendant que l’on sourit à l’évocation des Jordan ou Kimberley, le RN, même si c’est dans un intérêt électoraliste, est le seul parti à assumer de leur donner des responsabilités.

Un réflexion plus qu’intéressante à poursuivre avec le podcast « Vivons heureux avant la fin du monde », épisode 35 « Chacun son beauf : à quoi sert le mépris de classe? » en compagnie de Rose Lamy et Félicien Faury.

HÉLÉNA CADIET

Ascendant beauf, Rose Lamy, éditions du Seuil.