Trump, symptôme de la bataille**inter-impérialiste**

Loin d’une rupture avec les politiques américaines précédentes, la violence du trumpisme illustre plutôt l’exacerbation de l’affrontement des États-Unis avec la Chine. Après une brève mondialisation complémentaire, l’impérialisme américain a pris conscience de la montée en puissance de son challenger chinois. Au coeur de cette bataille inter-impérialiste, les infrastructures (commerciales, informationnelles, financières et militaires) jouent un rôle fondamental et restent encore, pour l’essentiel, à l’avantage des États-Unis. Il est à nouveau question d’impérialisme américain. Quelques jours avant la passation à la Maison-Blanche, Le Monde titrait « Donald Trump ou la rhétorique d’un nouvel impérialisme américain »

Un capitalisme au devenir incertain^1^

Dans la même veine, l’économiste Robert Boyer attribue au président américain une « stratégie impérialiste », qui illustre « le pouvoir de nuisance qu’un seul homme peut exercer sur le destin collectif »^2^.

Si Boyer dénonce à juste titre le pouvoir de nuisance du président américain, cette lecture individualisante de la politique américaine — qui est largement répandue^3^ — confond néanmoins cause et conséquence. Car si Trump se singularise à certains égards, il faut tout d’abord mettre en évidence les continuités qui caractérisent les différents présidents américains. L’analyse des continuités permet de réaliser que Trump est avant tout le symptôme d’un antagonisme croissant entre deux puissances impérialistes. Il s’ensuit que — contrairement à la conclusion de la lecture individualisante selon laquelle la mondialisation pourrait retrouver une prétendue harmonie interrompue par la parenthèse Trump, dès que cette dernière se referme — la tempête actuelle n’est pas passagère, car elle s’alimente fondamentalement des contradictions du capitalisme mondial. Pour s’en apercevoir, il est utile d’adopter une grille de lecture d’économie politique internationale.

Suivant cette démarche, cet article propose un argument central simple : le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c’est qu’en devenant capitaliste, elle s’est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation. Cette contestation l’a placée directement sur les rails de la confrontation avec les États-Unis, dont nous montrerons à quel point ils ont façonné la mondialisation et la supervisent activement.

Les fondements fragiles de la mondialisation

Démêlons cet argument de manière succincte. Notre point de départ se trouve dans les années 1970 aux États-Unis, où les firmes subissent une grave crise de profitabilité. Afin de redresser leurs affaires, une partie d’entre elles — les sociétés multinationales — flirtent avec l’idée d’étendre les activités au-delà des frontières nationales. Cette fraction, c’est le capital transnational américain. Désespéré de trouver une voie de sortie de crise, acculé par le chômage et les troubles socio-économiques, l’État américain met en œuvre le souhait le plus cher du capital transnational américain : la création d’un véritable marché mondial. Il endosse le rôle de superviseur en chef d’une mondialisation en construction.

Au même moment, la Chine fait également face à des difficultés économiques profondes qui ouvrent la voie à la transformation capitaliste du pays. La fraction libérale du Parti communiste chinois, qui profite de cette opportunité pour prendre le pouvoir au sein du parti-État, y associe l’espoir d’une accélération du développement. Une des composantes majeures de ce bouleversement est l’ouverture économique au reste du monde. La Chine intègre donc la mondialisation en cours de route, en y occupant une place subordonnée — au grand bonheur des multinationales américaines (et autres).

Les objectifs des États-Unis et de la Chine coïncidaient donc : l’exploitation des travailleur·ses chinois·es pour redresser les profits du côté américain, l’accélération économique du côté chinois. Cet édifice transpacifique commence toutefois à se fissurer au bout d’à peine deux décennies. En effet, dès les années 2000 les désaccords se multiplient : côté américain, la Chine est accusée de sous-évaluer sa monnaie et de pratiquer du mercantilisme, tandis que la Chine voit dans la suprématie du dollar, le signe manifeste d’une répartition inégale des richesses et réclame un partage des technologies de pointe. En parallèle, la classe ouvrière américaine subit de plein fouet les conséquences sociales et sanitaires néfastes de la désindustrialisation − des économistes libéraux, dont un prix « Nobel », parlent de morts du désespoir^4^. En Chine aussi, les travailleur·ses sont la première victime de la transformation capitaliste : le chômage, la précarisation et les conflits au travail explosent, au point de « déclencher des niveaux d’insurrection inconnus dans l’histoire de la République populaire ».^5^ Loin d’être un long fleuve tranquille, le marché mondial attise les tensions entre la Chine et les États-Unis et à l’intérieur de chacune des deux superpuissances.

La crise du capitalisme de 2008 ne signifie donc pas le début de la rivalité sino-américaine, mais elle la renforce. En effet, face à ses problèmes de suraccumulation, la Chine tente la même voie de sortie que les États-Unis dans les années 1970 : la solution spatiale. En d’autres termes, la Chine essaie de surmonter la crise par l’exportation de marchandises et de capitaux. Or, contrairement aux États-Unis des années 1970, le marché mondial existe déjà, et il est précisément sous supervision américaine. Pour que sa solution spatiale fonctionne, la Chine ne peut simplement tenter de gagner un jeu dont les règles sont écrites à Washington, il lui faut créer son propre jeu.

La bataille pour le monde, une bataille des infrastructures

Rédiger les règles du marché mondial signifie maîtriser les infrastructures du marché mondial. Un des acquis le plus important de la recherche en économie politique internationale consiste précisément à démontrer que la mondialisation ne correspond pas simplement à une multiplication des flux commerciaux et financiers à l’échelle globale, c’est un processus sous supervision américaine. Cette supervision prend plusieurs formes : les États-Unis impulsent des dynamiques, gèrent les crises et contrôlent les infrastructures. Tandis que les deux premiers aspects sont plus ponctuels, le contrôle des infrastructures est permanent. C’est donc sur ce dernier que nous mettons l’accent.

Sur le marché mondial, l’offre et la demande ne se rencontrent pas magiquement. Leur rencontre est fonction de la disponibilité d’infrastructures. À la différence du langage courant, nous adoptons une conception large des infrastructures. Par conséquent, les infrastructures ne désignent pas seulement les infrastructures physiques, comme les routes ou les réseaux électriques. Afin de disposer d’une vision complète des terrains d’affrontement entre la Chine et les États-Unis, il est impératif de prendre en compte les infrastructures monétaire, technique, numérique et militaire. Dans la mesure où elles façonnent de façon pérenne les flux, raisonner en infrastructures permet d’identifier la profondeur et la durabilité du bras de fer entre les deux superpuissances. Ainsi apparaît pourquoi leur rivalité est tellement féroce et sans précédent : la Chine vise à remplacer la mondialisation par un marché mondial sino-centré^6^. Ce faisant, elle siphonnerait les avantages économiques extraordinaires et le pouvoir politique extraterritorial dont bénéficient aujourd’hui les États-Unis.

Ces vingt dernières années correspondent effectivement à la période au cours de laquelle la Chine développe des stratégies pour substituer ses propres infrastructures à celles sous contrôle américain^7^. Sur le plan du numérique, son plan de développement de technologies indigènes produit des résultats impressionnants, qui rapprochent la tech chinoise des géants de la Silicon Valley — ce qui explique pourquoi ces derniers se sont récemment alliés à Donald Trump^8^, et se montrent particulièrement hostiles à la Chine depuis la présidence d’Obama, lorsqu’ils prennent conscience du succès spectaculaire de la planification technologique de la Chine.

L’essor de la Chine s’observe également dans l’infrastructure technique. En effet, elle internationalise de plus en plus ses normes et réglementations techniques. En la matière, elle n’est plus très loin des États-Unis, ce qui facilite l’accès aux marchés étrangers des firmes chinoises et concurrence ainsi le capital transnational américain. Cet accès est d’autant plus aisé, qu’en complément, la Chine a méthodiquement construit des infrastructures physiques à travers l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Ces dernières révèlent aujourd’hui tout leur potentiel dans la mesure où elles constituent un rouage essentiel du contournement chinois des droits de douane de Donald Trump. C’est une illustration magistrale des effets durables des infrastructures.

Dans le domaine monétaire, la Chine promeut depuis quinze ans l’internationalisation de sa devise, le renminbi. Cette démarche vise à faire bénéficier la Chine des avantages économiques et politiques de la suprématie monétaire qui enrichissent les États-Unis, depuis des décennies, grâce au dollar. Cependant, contrairement aux infrastructures numérique, technique et physique, où les progrès de la Chine sont notables, le renminbi est loin de concurrencer le dollar. Dans les opérations de change, il reste un nain, tandis que le dollar est impliqué dans près de 90 % des transactions.

Affrontement inter-impérialiste

À l’instar de l’infrastructure monétaire, les États-Unis contrôlent fermement l’infrastructure militaire du marché mondial. Ils entretiennent près de 750 bases militaires extraterritoriales réparties sur 80 pays, qui permettent à leur armée d’intervenir rapidement aux quatre coins du monde. Les bombardements récents des Houthis au Yémen, qui se sont fortement intensifiés avec Trump, en fournissent la dernière illustration en date. Aucun autre pays, et de loin, ne dispose d’une telle « présence avancée » dans le monde. La Chine possède moins de 30 bases en dehors du territoire national, qui sont toutes, sauf celle de Djibouti, situées dans son environnement proche : la mer de Chine méridionale. Cette dernière mériterait toutefois d’être qualifiée de mer américaine, tellement les bases militaires rendent la présence de la Navy permanente dans ce goulot d’étranglement du commerce mondial.

Consciente de cette vulnérabilité devant sa porte, qui met en péril l’effectivité de la solution spatiale à sa suraccumulation, la Chine a entrepris un programme de réarmement massif : en 2023, ses dépenses militaires dépassent les 300 milliards de dollars, avec une forte tendance à la hausse. Malgré ces efforts, les dépenses militaires américaines restent trois fois supérieures. De plus, depuis le sommet de Madrid en 2022, l’Otan considère également l’Asie pacifique comme relevant de sa sphère d’intérêt. La puissance destructrice de l’Otan est quatre fois supérieure à celle de la Chine.

Loin d’être réductible aux envies d’un seul individu, qu’il soit président américain ou dirigeant chinois, cette configuration où un impératif systémique, à savoir l’accumulation du capital, alimente les tensions politiques et militaires entre grandes puissances correspond exactement à la définition de Rosa Luxemburg de l’impérialisme, qui est « l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux »^9^. Il convient néanmoins de préciser que l’affrontement inter-impérialiste entre la Chine et les États-Unis est loin d’être symétrique. L’examen des infrastructures montre au contraire que Washington bénéficie toujours d’une longueur d’avance considérable.

En dépit de son agressivité singulière, Donald Trump est avant tout le symptôme de cette dynamique impérialiste, qui fait voler en éclat l’idée que le monde deviendrait plus multipolaire. Et malgré l’érosion qu’il cause aux ambitions hégémoniques américaines, il réussit à entraîner les pays européens derrière lui. En effet, la gigantesque dynamique de militarisation en Europe — Trump a exigé des membres européens de l’Otan de passer leurs dépenses d’armement de la cible de 2 % du PIB à 5 %, soit plus qu’un doublement, ce à quoi la Commission européenne a répondu favorablement en prévoyant d’exempter les dépenses militaires des critères budgétaires de Maastricht — vise à fournir de nouvelles forces supplétives aux États-Unis. L’explosion des dépenses militaires sur le Vieux Continent libérera en effet autant de moyens que Washington voudrait déployer autour de la Chine. Loin d’être un conflit transpacifique, l’affrontement inter-impérialiste entre Pékin et Washington oblige le monde entier à se positionner. Il est alors indispensable de bien se repérer dans cette situation explosive.

Benjamin Burbaumer Maître de conférences en sciences économiques, Sciences Po, Bordeaux

NOTES ;

1. lemonde.fr, article du 08/01/2025/2025

2. lemonde.fr, article du 30/04/2025

3. Voir l’introduction de Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024).

4. Angus Deaton and Anne Case, Morts de désespoir (PUF, 2021).

5. Eli Friedman and Ching Kwan Lee, « Remaking the World of Chinese Labour: A 30-Year Retrospective, » British Journal of Industrial Relations 48, no. 3 (2010): 518.

6. De ce point de vue, ni Washington ni Pékin ne semblent se contenter de viser l’établissement de « silos impériaux » régionalisés, chacun vise le monde (Arnaud Orain, Le monde confisqué : Essai sur le capitalisme

de la finitude, Flammarion, 2025).

7. Pour une analyse empirique détaillée, voir les chapitres 3 et 4

de Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation.

8. Cédric Durand, « Le techno-féodalisme est un Léviathan de pacotille, » Contretemps web, 3 février 2025.

9. Rosa Luxemburg, L’Accumulation Du Capital, (Agone/Smolny, 2019), p. 467.