Plans sociaux et superprofits – les deux faces de la politique de l’offre

En ce début d’hiver 2024, la situation de l’emploi de la France est désastreuse. Début décembre, la CGT recensait plus de 300 plans de sauvegarde de l’emploi, doux euphémisme pour désigner des plans de suppression d’emplois.

Dans l’industrie, ce sont déjà 128 250 à 200 330 emplois qui ont été menacés ou supprimés depuis septembre 2023 entre les emplois directs et le potentiel de ceux indirects et induits, et ce nombre pourrait atteindre 300000. Le rythme de mise en œuvre de ces plans de suppression de l’emploi (PSE) s’est nettement accéléré depuis l’été 2024. Il s’agit, pour reprendre les mots de la CGT, d’une véritable «saignée industrielle». Ces plans sociaux et de défaillances d’entreprises sont également importants dans les secteurs du commerce et de la construction.

Ainsi, Auchan va supprimer près de 2 500 emplois en fermant une dizaine de magasins et trois entrepôts, Michelin ferme deux usines à Vannes et à Cholet et licencie plus de 1 250 salarié·es, Valéo cherche des repreneurs pour trois sites avec 1 120 emplois à la clé, 600 emplois vont être détruits chez Exxonmobil, 450 chez Vencorex et l’équipementier Forvia annonce 10000 suppressions de postes en Europe dans les cinq ans qui viennent. À leur suite, de nombreux petits équipementiers automobile sont mis en difficulté et annoncent à leur tour des fermetures d’usines ou des suppressions de plusieurs centaines de postes à chaque fois.

Une conjoncture économique défavorable

Selon la Banque de France, on compte 64650 défaillances d’entreprises sur les douze derniers mois. Elles s’expliquent par plusieurs facteurs. En premier lieu, la consommation en France est en nette baisse en raison notamment d’une inflation non suivie par des hausses de salaires compensant la perte de pouvoir d’achat. Ensuite, les coûts de production sont en hausse. Les coûts de l’énergie ont notamment augmenté plus vite en Europe (+25%) qu’en Chine (+5%). Les entreprises européennes résistent difficilement à la concurrence étrangère. Le secteur de la construction est également affecté par le niveau encore élevé des taux d’intérêts. Le secteur automobile rencontre des difficultés spécifiques dues aux transformations technologiques qu’implique le passage à l’électrique et à la baisse des ventes de voitures. Enfin, de nombreuses entreprises avaient obtenu, durant la pandémie de Covid 19, des prêts garantis par l’État qu’elles doivent à présent rembourser. On peut ainsi expliquer une partie des défaillances par le fait que les aides et prêts ont, pendant un temps, protégé des entreprises qui n’auraient pas tenu sans cela et dont la viabilité n’était pas garantie. Pour autant, même si certains prêts garantis par l’État devaient être remboursés, l’État n’a pas été avare d’aides sans conditionnalité (le fameux «quoi qu’il en coûte»). Il y a là, au demeurant, une responsabilité politique majeure des gouvernements qui ont mis sous perfusion des entreprises sans aucune planification des investissements nécessaires à la pérennité de la production et de l’emploi.

Des difficultés économiques, mais surtout un effet d’aubaine

La vague de licenciements constitue également un effet d’aubaine pour certaines entreprises qui s’engouffrent dans la brèche.

Prenons l’exemple de l’entreprise Michelin. La fermeture de deux usines à Vannes et à Cholet se fait alors que l’entreprise a affiché deux milliards d’euros de bénéfices pour la seule année 2023 et a reversé plus d’un milliard d’euros à ses actionnaires sous formes de dividendes et de rachats d’actions. En 2024, Michelin a versé 1,4 milliard d’euros à ses actionnaires. Surtout, elle a bénéficié de millions d’euros d’argent public. Pour la seule année 2023, le groupe a touché 50millions d’euros d’aides diverses (crédit impôt recherche; mécénat et autres crédits d’impôts; subvention d’exploitation; chômage partiel; réductiond’impôts de production). Par ailleurs, entre 2013 et 2018, le groupe a perçu en moyenne 22millions d’euros de crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), soit un total de 135 millions d’euros et il a bénéficié, en 2020, d’un plan de soutien à l’automobile qui lui a apporté 200 millions d’euros.

Quant à l’entreprise Auchan qui a reçu 500 millions d’aide entre 2013 et 2018 grâce au CICE, elle n’a pas créé d’emplois mais en a détruit. Selon le journal L’Humanité, entre 2019 et 2023, les effectifs d’Auchan Retail France sont passés d’environ 64 700 emplois à moins de 55000, soit 9 700 emplois détruits alors même que l’entreprise continuait à recevoir des millions d’euros au titre du chômage partiel. L’argent public concédé à cette entreprise constitue des dons sans contrepartie à une entreprise détenue par une famille de milliardaires (la fortune de la famille Mulliez, propriétaire du groupe Auchan, est évaluée à 26 milliards d’euros). D’ailleurs, en 2022-2023, Auchan à distribué près d’un milliard d’euros à ses actionnaires (actionnaires de l’AFM Mulliez — Association familiale Mulliez).

Scandale de la politique de l’offre

Même l’ancien Premier ministre, M. Barnier, se demandait, le 5 novembre 2024, «ce qu’on a fait dans ces groupes de l’argent public qu’on leur a donné» sans pour autant envisager le moindre remboursement des deniers publics par ces entreprises. Les montants des dividendes versés donnent quelques pistes, mais cet argent est en réalité difficilement traçable.

De fait, alors que les entreprises ont pour obligation d’informer les comités sociaux et économiques (CSE) du montant et de l’utilisation des aides perçues, les déclarations sont approximatives et invérifiables puisque ces aides ont été fournies sans contrepartie. Dès lors, quand les patrons demandent une poursuite de la «politique de l’offre» qui a consisté à baisser toujours plus les impôts et à amplifier les allègements de cotisations, les syndicats rappellent les 170 milliards d’euros d’aides publiques versées chaque année aux entreprises et qui devraient, selon eux, être conditionnées. De fait, l’efficacité de la politique de l’offre mise en œuvre frénétiquement ces dernières années n’a pas fait ses preuves. Le CICE coûte chaque année 20 milliards d’euros d’argent public, versés en particulier aux très grandes entreprises. Pourtant, non seulement il n’y a eu ni création d’emplois ni relocalisation, mais, depuis 2018, plus de 50 000 emplois ont été délocalisés.

Le tsunami de licenciements qui s’annonce est également facilité par un détricotage méticuleux du droit du travail et notamment des mesures qui encadrent les licenciements. La loi de «sécurisation de l’emploi» de 2013, la loi El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron ont facilité les suppressions d’emplois et les licenciements pour motifs économiques.

La fonction publique n’est pas en reste puisque le budget d’austérité de feu le gouvernement Barnier prévoyait 4 000 suppressions de postes pour la seule Éducation nationale. Alors que les services publics sont exsangues, on gave d’argent public des entreprises qui détruisent des milliers d’emplois.

Nolwenn Neveu