Une jeunesse ou des jeunesses ?

DOSSIER

  • p. 16-18 du dossier du numéro 103 de la revue de l’Ecole Emancipée / Par Nolwenn Neveu

Loin de former un groupe social homogène, les jeunes voient leurs conditions de vie et leurs perspectives d’avenir bien différentes selon leurs origines sociales. Parmi les classes populaires, les jeunes racisé·es souffrent de discriminations supplémentaires.

Pour la sociologie, la jeunesse commence lors de l’entrée au collège et s’achève avec l’accès au statut d’adulte, lorsque sont franchies différentes étapes : décohabitation familiale, premier emploi, installation en couple et éventuellement parentalité. Ce qu’on appelle « jeunesse » englobe donc une période qui peut durer quinze ans et dont l’unité est en réalité très discutable. C’est bien le constat d’une multiplicité des expériences de la jeunesse qui a conduit P. Bourdieu à affirmer que « La ײjeunesseײ n’est qu’un mot »(1). En effet, que l’on aborde la jeunesse comme un groupe social partageant des conditions d’existence ou comme un processus de transition entre l’enfance et l’âge adulte, l’étude des expériences concrètes des jeunes montre que, plutôt que de parler de « la » jeunesse, il faudrait évoquer une jeunesse plurielle, structurée par d’importants rapports sociaux. Nombreux sont les facteurs de disparités dans les façons de vivre la jeunesse, mais l’actualité suggère de s’intéresser aux inégales conditions d’existence des jeunes de milieux différents, vivant dans les centres urbains, les quartiers périphériques mais aussi les campagnes.

Dès les années 1980, F. Dubet mettait en évidence la colère d’une génération subissant l’opposition entre les effets de la crise économique et les aspirations à l’émancipation. Il analysait les mouvements sociaux de jeunesse à cette époque comme l’expression d’une tension entre une demande de reconnaissance sociale (nourrie par les discours méritocratiques d’une école moins ségrégative mais, en réalité, plus sélective) et l’exclusion économique, sociale et politique qui constitue le quotidien des jeunes des quartiers ségrégués. Les travaux de F. Truong confirment l’actualité de cette analyse. Ce sociologue décrit l’expérience de garçons, souvent racisés, issus de ces quartiers marqués par une forte concentration de pauvreté. Ces jeunes gens sont nourris à l’idée que le salut ne peut passer que par l’école mais les structures de cette institution les placent dans une impasse qui crée de la frustration. L’auteur décrit un sentiment d’abandon voire de discrimination de la part des institutions qui aboutit à des rapports difficiles avec les adultes et notamment avec la police. À titre d’illustration, une enquête sur les contrôles de police à Paris, effectuée par F. Jobard et R. Levy, révèle que le fait d’être perçu comme jeune et/ou noir ou maghrébin multiplie les chances de subir un contrôle d’identité. Par exemple, à la station Gare du Nord, une personne perçue comme jeune a 5,7 fois plus de chances d’être contrôlée qu’une personne qui ne l’est pas et une personne perçue comme maghrébine en a 13,2 fois plus. Ces jeunes des quartiers populaires, souvent qualifiés de « ghettos urbains », voient leurs vies ponctuées par des discriminations de toutes sortes. M. Mohammed montre d’ailleurs que l’échec scolaire peut devenir une norme pour des enfants du quartier qui partagent l’expérience de la frustration et du pessimisme collectif et pour lesquels la délinquance juvénile devient un moyen de valorisation.

À la campagne aussi

D’autres travaux portent sur les expériences juvéniles propres au monde populaire rural. Ils mettent en évidence des problématiques d’enfermement qu’on pensait jusqu’ici réservées aux jeunes de certains quartiers populaires urbains. C’est le cas du travail de N. Renahy qui s’est intéressé aux « gars du coin », ces jeunes vivant dans un village rural. Ces « enfants du chômage » doivent faire face au déclin de leur « capital d’autochtonie », c’est-à-dire à la valeur sociale que pouvait apporter le fait d’être originaire et durablement implanté sur un territoire. Ce capital d’autochtonie n’est plus une garantie d’insertion pour les jeunes. Enclavés dans un territoire qui ne leur permet pas, comme c’était le cas pour leurs parents, de s’intégrer ni d’être indépendants, ces « gars du coin » sont pourtant réticents à l’idée de quitter leur village car le coût identitaire, social et relationnel du départ est parfois insurmontable. B. Coquart montre, lui, les difficultés spécifiques rencontrées par les jeunes femmes qui grandissent dans ces « campagnes en déclin ». Les plus diplômées d’entre elles sont contraintes de partir, car il n’y existe pas ou peu d’emplois qualifiés pour elles. Celles qui restent sont obligées de s’intégrer dans des sociabilités masculines puisque rien n’existe pour elles en matière de loisirs, d’infrastructures ou de cadres de sociabilité. Y. Amsellem-Mainguy s’intéresse d’ailleurs à ces « filles du coin ». Elle montre que la vie à la campagne est d’abord marquée par le sentiment d’un « rien bien visible » dû à la progressive disparition des services publics, à l’éloignement des jeunes de leur âge et à une mobilité difficile. Ces obstacles à la mobilité constituent pour les « filles du coin » un frein pour les loisirs, mais aussi pour l’accès à l’emploi.

À l’autre extrémité de l’échelle sociale, les jeunes bourgeois constituent également un ensemble hétérogène. M. de Saint-Martin précise qu’il y a bien des différences entre les jeunes « Nappy » (de Neuilly, Auteuil, Pereire, Passy,) issu.es des catégories à fort capital économique, qui disposent d’un important budget et sont préoccupés de soirée, restaurants et objets de luxes, et les jeunes étudiant en classes préparatoires, issus des milieux à fort capital culturel. On trouve aussi, de ce côté de l’échelle sociale, les enfants issu·es de familles catholiques, étudié.es par M. Pinçon et M. Pinçon Charlot, qui fréquentent des écoles privées et se réunissent dans les salons parisiens. Ces jeunes ont en commun un fort contrôle parental, des parcours scolaires allongés et la pratique des voyages. Les destins sociaux de ces jeunes, fortement contrôlés par leurs parents, seront d’évidence bien éloignés de ceux de leurs pairs des campagnes ou des cités qui n’auront pas eu les mêmes opportunités d’accumulation de capital culturel. Ainsi, parler des jeunes « comme d’un groupe constitué doté d’intérêts communs est […] bien un abus de langage qui permet de subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont rien de commun »(2).

Un difficile accès à l’emploi

Or, les inégalités dans les façons de vivre la jeunesse sont déterminantes dans la capacité à effectuer une transition vers l’âge adulte, notamment lorsqu’il s’agit de trouver un emploi. On a évoqué plus haut les difficultés d’accès à l’emploi spécifiques aux jeunes de milieux ruraux. Les jeunes issu·es des quartiers périurbains rencontrent également d’importantes difficultés d’insertion sur le marché de l’emploi. Si les plus diplômé·es finissent par s’intégrer socialement, celles et ceux qui sortent de l’école sans diplôme sont, eux, durablement touché·es par la crise. Quand on sait combien l’origine sociale influence le niveau du diplôme obtenu par les jeunes, on comprend que l’écart se creuse entre celles et ceux qui détiennent un diplôme et celles et ceux, majoritairement issu·es de milieux populaires, qui en sont dépourvu·es et encourent un risque croissant de marginalisation sociale et professionnelle. Dans ce contexte, l’insertion dans l’emploi des jeunes issu·es des quartiers périurbains peut se révéler particulièrement longue et difficile, surtout si iels sont issu·es de l’immigration. Ainsi, selon l’Insee, en 2015, si 69 % des moins de 30 ans ayant fini leurs études étaient en emploi, seuls 49 % de celleux qui étaient d’origine maghrébine occupaient un emploi alors même que, lorsqu’on contrôle leurs autres caractéristiques sociales, les jeunes d’origine maghrébine réussissent en moyenne mieux leur scolarité que la moyenne. Si les choix d’orientation et les inégalités en matière de capital social peuvent expliquer une partie de ces écarts, la cause est surtout à chercher du côté de la très forte « pénalité à l’embauche » des jeunes d’origine maghrébine. Cette difficulté d’accès à l’emploi s’accompagne d’un fort sentiment de discrimination de la part de ces jeunes qui, pourtant, adhéraient fortement aux principes d’égalité liés aux promesses de l’école républicaine.

Les révoltes de novembre 2005 et de l’été 2023 révèlent d’ailleurs que la confiance dans le modèle français d’intégration est mise à mal par l’ampleur et la persistance des discriminations dont sont victimes les jeunes d’origine populaire et/ou immigrée. ■

1. Une jeunesse plurielle, enquête auprès des 18-24 ans, Olivier Galland et Marc Lazar.

2. Baromètre 2022 de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire.