PAR GAËLLE GUÉHENNEC, MILITANTE ALTERMONDIALISTE ET INTERNATIONALISTE
De part et d’autre de la Serbie, des marches étudiantes parcourent le pays, direction Novi Sad. Elles vont commémorer l’effondrement de la gare de cette ville, responsable de la mort de 16 personnes le 1er novembre 2024. Cet effondrement, dû à des malfaçons, est devenu le symbole légitime de la corruption du pouvoir.
Depuis un an, les étudiant-es serbes tiennent la rue. Iels ont organisé le plus grand mouvement de protestation depuis la chute de Slobodan Milošević, en 2000. Ils et elles accusent le régime autoritaire et corrompu d’Aleksandar Vučić d’être responsable du drame de Novi Sad. Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti progressiste serbe (SNS) en 2012, le président fait fi des principes démocratiques et de l’État de droit.
Autour de revendications simples et de stratégies de rassemblement, les étudiant es parviennent à rallier une bonne partie du pays à leur cause. En avril dernier, iels confient leur crainte : face aux manœuvres gouvernementales, le mouvement s’essouffle. À l’époque, les étudiant es, qui ne comptent pas céder, prédisent l’arrêt des mobilisations ou le début d’une guerre civile.¹ Qu’en est-il six mois plus tard ?
L’émergence du Front social
Au début des mobilisations, les étudiant·es organisent des rassemblements, bloquent les facultés et formulent quatre revendications simples. Face à la pression populaire, le Premier ministre démissionne. Petit à petit, alors que le mouvement se radicalise et que les protestations se multiplient, le régime répond par l’usage de moyens de répression illégaux comme les canons à sons. À partir d’avril, la mobilisation se tourne vers l’international. Une partie des étudiant es se rend à Bruxelles et à Strasbourg pour alerter les institutions européennes sur les dérives autoritaires de leur gouvernement. En parallèle, le mouvement s’attaque aux médias publics, relais de la propagande d’État. Face au silence européen et au mépris de leur gouvernement, le mouvement prend, depuis mai, un virage stratégique : le mouvement civique devient politique. Les syndicats et étudiant·es s’organisent, leurs revendications s’élargissent.
Aujourd’hui, les étudiant-es et leurs partisan-es exigent non seulement la démission du gouvernement ou le remplacement de certains responsables politiques, mais aussi la mise en œuvre de l’État de droit. Les manifestations reflètent une large demande de changement systémique. Les jeunes Serbes sont confronté-es à des difficultés qui révèlent de profonds obstacles structurels dans l’accès à un emploi stable et valorisant. Leurs revendications pour une démocratie plus forte et des institutions fonctionnelles et indépendantes se sont accompagnées d’appels à une plus grande équité sur le marché du travail, en particulier depuis le 1cr mai 2025.2
L’élargissement des revendications mène à une convergence des luttes. En avril dernier, les étudiant-es rêvaient d’un front social qui réunisse travailleur-ses et étudiant-es. Deux mois plus tard, celui-ci voit le jour lors de la manifestation du 28 juin à Belgrade. Il s’agit d’une confédération de collectifs ouvriers et d’associations professionnelles de différents secteurs dont l’objectif est de travailler ensemble aux changements systémiques dans la société. Il rassemble 16 collectifs ouvriers, syndicats et communautés.
Dans un pays où la politique est axée sur les privatisations et le détricotage du droit du travail, cette alliance ouvre la voie à la consolidation du mouvement ouvrier. Les revendications initiales se sont transformées en une lutte structurelle pour la justice sociale et la démocratie.
Autogérer pour résister
Le mouvement a fait de l’autogestion le maître-mot de son fonctionnement. Partout dans les facultés sont mis en place des plénums : les décisions sont prises collectivement selon les principes de démocratie directe. Ainsi, en récusant le fonctionnement des institutions classiques comme le Parlement, ils se prémunissent de toute récupération. Sans chef, ils empêchent le régime de cibler des individus et refusent de concentrer le pouvoir entre les mains de quelques personnes.4 Ce niveau d’organisation fait du mouvement serbe l’un des plus disciplinés parmi ce que Erica Chenoweth appelle « résistance sans chef« .5 Face à son incapacité à étouffer un mouvement aussi bien organisé, le régime frappe de plus en plus fort.
La nuit du 13 octobre, l’escalade atteint son apogée.6 Plusieurs villes serbes ont été le théâtre d’affrontements entre manifestations étudiantes et partisan·nes du SNS7 soutenu·es par des forces policières, militaires et paramilitaires.8 Cette position affaiblit le gouvernement qui perd sa crédibilité à l’international. Le 21 octobre, les député·es européen·nes ont finalement adopté une résolution condamnant la polarisation politique et la répression étatique en Serbie. Le Parlement européen a critiqué le régime de Vučić et a dénoncé la répression des opposants au gouvernement, les menaces contre les médias et la propagande anti-UE et pro-russe. Il a également déclaré les dirigeants serbes politiquement responsables de l’escalade de la répression, de la normalisation de la violence et de l’affaiblissement de la démocratie.9 Bien qu’elle envoie un signal fort, l’adoption de cette résolution, un an après le drame, n’est pas contraignante pour le régime en place.
Quelle Europe, quel internationalisme ?
En offrant une relative sécurité politique aux frontières européennes et un accès aux marchés serbes,Vucic s’est acheté la complicité de l’Europe et de la France face aux dérives démocratiques de son gouvernement. Même si, lors de sa dernière visite à Belgrade début octobre, Von der Leyen se montrait déjà moins optimiste quant à l’intégration prochaine du pays dans l’UE, exhortant le président à faire « des progrès en matière d’État de droit ».10 Une réponse bien faible de la part du garant de la liberté face à un mouvement d’ampleur violemment réprimé. En misant sur la stratégie de la stabilité à tout prix, l’Europe alimente un statu quo géopolitique qui enracine l’autoritarisme et accroît l’instabilité de la région.
L’héritage de la Yougoslavie non alignée a laissé à Belgrade une tradition de troisième voie. Depuis son effondrement, cette position s’est transformée en ambivalence stratégique. Alors que la Serbie négocie son entrée dans l’UE, elle maintient des liens étroits avec la Chine et la Russie. Cette ambiguïté structurelle est nourrie par la géographie, l’histoire et la dépendance économique vis-à-vis des deux blocs.
L’Union européenne exerce un impérialisme normatif et économique, imposant ses standards démocratiques et commerciaux tout en restant le principal investisseur du pays. Cette dépendance s’accompagne de pressions politiques, notamment sur la question des sanctions contre Moscou.
La Russie, de son côté, incarne un impérialisme symbolique et énergétique : Gazprom contrôle une large part du secteur énergétique, et le Kremlin soutient Belgrade sur le dossier du Kosovo.13 Pour Vučić, se rapprocher de la Russie est un instrument de légitimation interne autant qu’un levier diplomatique.
Pris entre les deux blocs dont aucun n’offre une issue émancipatrice, la seule perspective progressiste réside dans la construction d’un front social capable de rompre avec toutes les tutelles extérieures. ■
NOTES :
- Gaëlle Guéhennec, Serbie : « Soit nous arrêtons, soit il y aura une guerre civile », Inprecor, 17/08/2025.
- Ruer, N. and N. Vujanović (2025) ‘Understanding Serbian youth discontent through the lens of the labour market’, Analysis, 13 May, Bruegel.
- Europe Solidaire Sans Frontières, Serbie. Déclaration du Front Social présentée. 2 iuillet 2025.
- FEPS (Foundation for European Progressive Studies), Policy Brief : « The 2024–2025 student protests in focus », juin 2025.
- Journal of Democracy, « How Serbian Students Created the Largest Protest Movement in Decades« , vol. 36, n° 3, septembre 2025.
- Le Courrier des Balkans, Étudiants face aux milices et à la police : la nuit où la Serbie a basculé, 14 octobre 2025.
- Parti progressiste serbe fondé par Aleksandar Vučić.
- Le Courrier des Balkans, Serbie : une étudiante dénonce des tortures policières, 1 6 octobre 2025.
- European Parliament, Motion for a Resolution on the Polarisation and Increased Repression in Serbia, One Year After the Novi Sad Tragedy, B10-0459/2025, 2025.
- Le Courrier des Balkans, « Von der Leyen demande à Vučić « des progrès en matière d’État « de droit » en Serbie», 7 octobre 2025.
- Tzifakis & Vasdoka, Great Powers and Gatekeepers in the Western Balkans, 2023.
- Policy Digest, Why the West Keeps Losing the Balkans, 2024.
- Abrahamyan, Pax Russica in the Balkans, 2015.
- Presse-toi à gauche !, Déclaration présentée par le Front social (Serbie) Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche, 3 juillet 2025.
