* Directrice de recherche au CNRS et autrice de l’ouvrage Les nouvelles femmes de droite, Magali Della Sudda étudie l’émergence de figures et de mouvements féminins de droite et d’extrême droite. Elle a répondu à nos questions sur la place qu’occupe le fémonationalisme dans le paysage politique et médiatique, apportant un éclairage sur les stratégies de ces groupes à l’égard du mouvement féministe.
Qu’est-ce que le fémonationalisme, quelle est sa place dans l’extrême droite en France et à l’international ?
Le fémonationalisme est un concept formulé par la sociologue britannique Sarah Farris.
Dans son ouvrage qui compare différents partis d’extrême droite, elle montre l’utilisation de la cause des femmes par le Rassemblement national, en France
ou la Ligue du Nord, en Italie, pour promouvoir un projet politique nationaliste. Aujourd’hui, ce terme désigne l’instrumentalisation de la cause des femmes, sans viser l’égalité, mais pour combattre l’immigration, des cultures ou des religions présentées comme des menaces pour la civilisation occidentale. Les activistes fémonationalistes qui fustigent l’immigration ou l’islam au nom des femmes et de leur liberté menacée ont grandi dans un monde où les valeurs égalitaires et de liberté dominent : l’émancipation est pour elles individuelle. Il y a une dimension stratégique dans le fémonationalisme et une «patrimonialisation» de certains acquis des luttes féministes.
Depuis quelques années, un travail de coalition est entrepris par des groupes conservateurs pour donner l’illusion d’un combat partagé contre la reconnaissance des personnes trans et l’égalité de genre. Le succès électoral de la droite radicale aux États-Unis a des effets puissants sur la diffusion de ces discours à une échelle planétaire. Les réseaux sociaux sont des relais médiatiques permettant la diffusion de propos et de discours stéréotypés. Leur visibilité se comprend à l’aune de la stratégie de conquête du pouvoir par l’influence, au service de laquelle des entrepreneur·ses ont largement investi.
Quelles stratégies développent les fémonationalistes pour diffuser leur idéologie ? Comment déconstruire leur imposture féministe ?
Leur stratégie consiste à présenter les violences sexuelles et sexistes comme le fait d’un «patriarcat d’importation», qui serait amené en France par l’immigration d’origine africaine ou orientale et par l’islam. Elle focalise son attention sur les violences commises dans l’espace public et sur des faits divers souvent atroces, commis par des hommes – plus rarement des femmes – d’origine africaine ou de confession musulmane, supposée ou avérée. S’il est indéniable que ces faits procèdent du sexisme et sont l’expression violente de la domination masculine, ils ne constituent qu’une minorité des violences sexuelles, majoritairement commises par des proches et dans un espace familier.
On relève également le silence des partis d’extrême droite et de ces collectifs qui prétendent agir au nom des femmes quand ces violences sont perpétrées sur des mineur·es ou des femmes au sein d’institutions religieuses.
Pour comprendre ce militantisme, l’étude sociologique contextualise les propos, en partant du point de vue des personnes et des groupes, puis confronte ces observations aux catégories et aux concepts scientifiques.
Les définitions et acceptions du féminisme font l’objet de lutte entre différentes organisations et personnes qui s’en revendiquent. C’est ce que la politiste Laure Bereni appelle « l’espace de la cause des femmes ». Ces organisations entretiennent souvent des relations de coopération et/ou de conflit. Le projet politique féministe construit depuis le XIXe promeut l’égalité. C’est le point d’accord entre toutes ces organisations féministes. Il conçoit les femmes comme des sujets de droit et des individus autonomes, notamment en matière de sexualité et de reproduction, et le tout a une dimension universelle en s’appliquant à toutes les femmes, sans condition.
Quand un groupe se présente comme féministe mais qu’il restreint le projet émancipateur et égalitaire à une seule catégorie de femmes en fonction de l’origine géographique, de la religion, du parcours de vie, de la classe sociale, alors, son acception du féminisme pose question.
Comment analyses-tu les tentatives de certains groupes fémonationalistes d’infiltrer les mouvements et les mobilisations féministes et pourquoi faut-il s’en prémunir ?
Comme l’explique Laure Bereni, la seconde caractéristique de « l’espace de la cause des femmes » est la relation entretenue entre les organisations féministes qui le composent. Jusqu’à une date récente, les féministes étaient contestées de l’extérieur par les partis et organisations conservatrices. Cet antiféminisme frontal a fait place à une stratégie de contestation de l’intérieur : certains groupes ont franchi la frontière et s’invitent dans les cortèges et actions féministes, voire à des réunions. Leur objectif est de produire des interactions dommageables aux organisations féministes par des provocations (les filmer et les poster sur les réseaux sociaux et médias alliés). Quand elles participent à des groupes locaux, c’est pour faire naître une conscience commune d’oppression par un patriarcat d’importation. Elles insistent sur les expériences de harcèlement de rue, d’agression ou de viol commis par des hommes d’une origine, d’une religion, d’une ethnie étrangères : c’est ce que Francesca Scrinzi appelle la racialisation du sexisme, ou Charlène Calderaro l’ethnicisation du sexisme. Ces stratégies permettent de compenser la faiblesse du nombre et de la capacité d’action dans la rue en parasitant le mouvement féministe dont l’ampleur et le maillage territorial atteignent aujourd’hui une dimension inédite.
Ces discours sont-ils exclusivement portés par des femmes ? Quels liens fais-tu entre les mouvements fémonationalistes et tradwives ?
Les discours fémonationalistes ne sont pas exclusivement portés par des femmes. Des hommes en font également profession en les diffusant largement sur les réseaux sociaux. Cela leur permet à la fois de blâmer les hommes racisés et de restaurer une masculinité virile qui serait mise à mal par les politiques d’égalité et le féminisme. On observe la production et la diffusion d’un discours assez classique qui assigne aux hommes la fonction défensive de la nation, de la « race » et de la civilisation, tandis que les femmes la reproduisent et la produisent. Les tradwives, mettant en scène une féminité domestique, tournée vers la satisfaction de leur époux et l’entretien du foyer, sont des inventions nord-américaines diffusées via les réseaux sociaux. Même dans les droites radicales et extrêmes, ces tradwives font figure de ridicules. Les militantes que j’avais interrogées ne se reconnaissent pas dans ces caricatures indissociables d’un certain état du capitalisme et de la société de consommation qu’elles critiquent. Par ailleurs, le niveau des salaires et le coût de la vie ne permettent pas à la majorité des femmes de vivre sans travailler. En revanche, la diffusion massive de ces images et narrations participe d’une stratégie de transformation des imaginaires politiques et de la désirabilité d’une féminité domestiquée. ■
PROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE ABRAHAM, NORAH GEORGET ET MANON PEROZ
Podcast «Extrême droite et droits des femmes», Ecoutes émancipées, n°10, https://spectremedia.org/podcast/extremedroite-et-droits-des-femmes
Depuis un an, la jeunesse serbe poursuit sa lutte pour une société démocratique face au régime autoritaire d’Aleksandar Vučić.
