Entretien avec Sophie Djigo – Quand l’extrême droite s’attaque à l’Éducation nationale

* Sophie Djigo, enseignante en philosophie dans les Hauts-de-France répond à nos questions sur la Coordination antifasciste pour l’affirmation des libertés académiques et pédagogiques, dont elle est une des cofondatrices.

► Peux-tu nous présenter la Caalap et les motivations de sa création ?

La Coordination antifasciste pour l’affirmation des libertés académiques et pédagogiques (Caalap) est une association qui a d’abord été créée sous forme de collectif en 2022, dans un contexte bien précis : celui de la montée en puissance des attaques subies par des collègues, du primaire au secondaire et à l’université, qui constituent autant de menaces pour les libertés académiques et pédagogiques, comme celle que j’ai eu à affronter, par exemple. En 2022, à l’occasion d’un cours sur la nation et les frontières, j’ai subi les pressions d’un collectif d’extrême droite, les Parents vigilants, dont l’effet a été l’annulation de la visite d’études prévue avec mes étudiants d’hypokhâgne à l’Auberge des migrants à Calais.

Notre spécificité est de réunir enseignant-es du primaire ou du secondaire et chercheur-ses.

De nombreux collègues subissent en effet des formes de pressions ou de répressions, qui viennent soit des parents d’élèves, soit d’acteurs politiques d’extrême droite (incluant bien sûr des député·es, des sénateur·trices, des responsables de la région, du département ou des maires), soit de l’intérieur même de l’institution. Ainsi, des collègues ont fait l’objet de pressions ou de répression de la part de leur direction, parce qu’ils et elles avaient choisi de développer des pédagogies antiracistes ou portaient des projets qui intégraient à leur pédagogie un volet de défense des droits des personnes LGBTQ+.

Il y a donc un hiatus entre les objectifs officiels de l’Éducation nationale en matière de lutte contre les discriminations et la réalité que vivent les collègues. En effet, choisir des pédagogies antiracistes et antisexistes, développer plus d’autonomie dans les pratiques pédagogiques et la gestion de nos enseignements, cela peut exposer à de la répression.

De façon analogue, dans le monde universitaire, les libertés académiques subissent un net recul, qui a été objectivement documenté (par exemple, le rapport de Stéphanie Balme pour France Universités). Des collègues dont le travail produit des savoirs critiques sur certains objets, comme les études de genre, la question décoloniale, le concept de race ou la situation en Palestine, ont elles et eux aussi subi des pressions, voire de la répression.

Et il nous est apparu que la nature de ces menaces relevait, de manière directe ou indirecte, d’une fascisation de nos institutions, ou de ce qu’Éric Fassin, notre président, appelle le « moment néofasciste du néolibéralisme ».

Tout cela nous montre que nous avons intérêt à saisir le problème de façon globale et collective, en sortant du « cas par cas » et qu’il y a un motif sérieux d’inquiétude sur notre capacité à enseigner et poursuivre des recherches dans un contexte où la démocratie et la nature émancipatrice des savoirs sont fraqilisées.

► Comment définit-on les libertés pédagogiques et les libertés académiques et qui cela concerne-t-il ?

La liberté pédagogique est un objet délicat, car c’est une liberté fondamentale, mais ténue, définie juridiquement (depuis le 25 avril 2005) dans le code de l’Éducation à l’article L912-1-1:

« Nous construisons nos propres outils d’autodéfense intellectuelle […] pour élaborer des pédagogies et des cadres de recherche antiracistes et antisexistes, pour déconstruire des termes que nos institutions utilisent à des fins répressives, comme la laïcité ou le droit de réserve. »

« La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’Éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection. »

C’est donc une liberté très contrainte, dans la mesure où l’enseignant·e du primaire/secondaire n’est pas autonome sur le choix des programmes nationaux, mais surtout, où iel est tenu·e de respecter des « instructions ministérielles » qui peuvent être très diverses (et très changeantes), et aussi le double cadre local de la hiérarchie pédagogique (inspection) et administrative (direction de l’établissement). Cette liberté porte davantage sur la variété des manières d’enseigner un même contenu, dans le respect d’un cadre commun.

Dans l’enseignement supérieur, les collègues jouissent d’une garantie tout à fait spécifique : les libertés académiques. La loi affirme l’indépendance des enseignant·es-chercheur·ses. C’est un principe constitutionnel depuis 1984, condition de possibilité d’une critique respectueuse des exigences de scientificité et du cadre de la loi.

► Que dit la Caalap sur la question des manuels scolaires?

Le manuel scolaire fait partie d’une culture professionnelle, variable selon les disciplines. Dans la mienne (en philosophie), nous n’en avons que peu l’usage. Cependant, il est central dans d’autres disciplines, et aussi pour les jeunes collègues ou les recrues qui se retrouvent embauchées dans l’urgence et parachutées devant des classes avec très peu de formation. Pour ces personnels, le manuel peut tenir lieu de bouée à laquelle se raccrocher et donner l’illusion qu’il est le programme. Or, il y a une très grande variété de manuels pour chaque discipline et il relève justement de la liberté pédagogique de pouvoir les choisir. Ce choix est d’autant plus crucial que certaines questions des programmes scolaires sont traitées de manière assez problématique, voire totalement partiale, par beaucoup de manuels. Je pense par exemple à l’histoire de la colonisation en général, et en particulier de la guerre menée par l’État d’Israël en Palestine. Alors que les historien·nes ont fait un travail considérable sur ces questions, il y a encore des manuels où elle est traitée sous un angle colonial, voire implicitement ou explicitement sioniste, ce qui est problématique.

Enfin, il faut aussi se rappeler que nous assistons désormais, dans le domaine de l’édition des manuels scolaires, à une « bollorisation1 ». Quand on connaît la position idéologique du système Bolloré et sa volonté de « croisade culturelle » au côté de l’extrême droite, on se dit qu’il est décisif, face à une telle offensive éditoriale, de pouvoir user de notre liberté pédagogique pour choisir un manuel qui lui échappe.

La Caalap crée un espace collectif où ces questions sont débattues. Nous accompagnons les collègues réprimé·es ou menacé·es. Nous construisons aussi nos propres outils d’autodéfense intellectuelle, c’est-à-dire des contenus très précis pour clarifier ce que sont nos libertés (qu’elles soient académiques ou pédagogiques), pour élaborer des pédagogies et des cadres de recherche antiracistes et antisexistes, pour déconstruire des termes que nos institutions – du primaire, du secondaire ou de l’université – utilisent à des fins répressives, comme la laïcité ou le devoir de réserve. Nous organisons aussi beaucoup d’autoformations, avec par exemple, un séminaire mensuel en ligne. Le dernier portait sur le racisme dans l’Éducation nationale et la socialisation raciste implicite des collègues. C’est à nous de porter ce travail de clarification et de déconstruction collective pour être mieux à même de défendre nos libertés contre les pouvoirs qui les mettent en péril. ■

PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE BORNAIS

1. Voir, à ce sujet, le travail du collectif Déborder Bolloré.