Michaël Zemmour revient sur les conséquences de la réduction de la place des cotisations dans le financement de la protection sociale. Enseignant-chercheur à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur associé au laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP, Sciences Po), il est par ailleurs conseiller scientifique de la Chaire EsoPS (Université Paris 1) et membre de la Commission scientifique de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).
Comment a été et est financée la protection sociale en France ?
La protection sociale française repose sur des assurances sociales (Sécurité sociale, chômage, retraite complémentaire) historiquement financées par des cotisations. L’État et les collectivités n’intervenaient qu’à la marge, pour les personnes non couvertes. Au début des années 1980, 80 % du financement venait des cotisations sociales. Depuis, les gouvernements, de droite et de gauche, ont cherché à réformer le financement de la protection sociale avec la création de la CSG (prélevée sur salaires, retraites, revenus du capital) le recours accru à la TVA pour compenser les fortes exonérations de
cotisations patronales (environ 80 milliards d’euros par an, surtout sur les bas salaires). Aujourd’hui, les cotisations assurent environ la moitié du financement, l’autre moitié venant de la CSG, de la TVA et d’autres ressources budgétaires.
La cotisation sociale est un des éléments de rémunération des salarié·es. Plutôt que de percevoir l’intégralité du salaire sous forme de salaire direct, une partie du salaire est socialisée pour prendre en charge des risques sociaux que sont retraite, chômage, maladie ou famille. Elle a deux caractéristiques, d’une part c’est d’être spécifiquement affectée à la protection sociale (on ne peut pas les utiliser pour payer des tribunaux ou des écoles…) ce qui est moins vrai pour les autres recettes sociales (TVA et CSG) et d’autre part c’est une gouvernance partagée entre assuré·es et patronat qui relève d’une forme de démocratie sociale.
Le développement de financements fiscaux (CSG, TVA) a comme première conséquence la perte de pouvoir des partenaires sociaux, au profit de l’État et du Parlement à partir des années 1990, ce que Bruno Palier a appelé l’étatisation de la Sécurité sociale. On le voit avec l’assurance chômage dont les gouvernements
sont tentés de soustraire la gestion aux partenaires sociaux pour en récupérer la gestion au Parlement depuis la modification du financement en 2018 (suppression des cotisations salariées remplacées par de la CSG).
Autre conséquence, c’est l’affaiblissement du financement affecté qui devient plus instable. D’abord, parce que l’affectation a l’inconvénient d’engendrer un déficit en cas d’augmentation insuffisante des ressources, que ce soit en raison de la stagnation des salaires ou de la consommation ou encore par choix politique d’exonération de cotisations, déficit utilisé pour justifier la dégradation des prestations. De plus, un financement non affecté permet aux gouvernements d’en modifier d’une
année sur l’autre l’utilisation. Cela rend plus difficile de suivre les évolutions (par exemple, la CSG, qui a longtemps financé l’essentiel des dépenses de maladie, a été remplacée par la TVA) et brouille la distinction entre budget de l’État et Sécurité sociale (qui ne doit pas servir à faire des économies budgétaires).
Pour conclure, depuis 30 ans, les politiques néolibérales cherchent à remplacer les cotisations par des impôts (CSG, TVA), au nom d’effets sur l’emploi ou la compétitivité qui se sont finalement révélés plus que décevants. Le problème n’est pas tant le type de financement que l’insuffisance globale des ressources face aux besoins sociaux.
La Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades) a été créée pour amortir la dette sociale liée à la Sécurité sociale. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
La Cades est introduite dans les années 1990 pour gérer les éventuels déficits de la Sécurité sociale, remboursés par les cotisations futures. C’est donc à la fois un mécanisme de mise sous pression des assurances sociales mais aussi de reconnaissance de leur autonomie budgétaire. Globalement, il a fonctionné puisque la plupart des déficits passés ont été amortis par le passé.
Mais en mai 2020, au moment de faire les comptes de la crise Covid, le gouvernement a décidé d’affecter à la Cades la dette considérable liée à la pandémie plutôt que de l’inscrire dans les comptes de l’État. Aujourd’hui, le niveau d’endettement reste élevé et le choix de la rembourser rapidement prive la Sécurité sociale d’une partie de ses ressources courantes (utilisées pour se désendetter et non pour payer les prestations sociales) et donc accentue artificiellement son déficit. Cela ne sera pas le cas l’année prochaine, mais jusqu’à récemment, quand on regardait l’ensemble des ressources de la Sécu et de ses dépenses courantes, la Sécu était en excédent, mais apparaissait en déficit parce que le désendettement allait plus vite que les marges qu’on avait à consacrer au déficit.
Pour que la Cades cesse de peser sur la Sécurité sociale, il faut à la fois financer correctement les assurances sociales pour éviter une dette structurelle et revoir le plafond ainsi que l’horizon de remboursement afin de redonner des marges de manœuvre.
Ces questions de financement sont souvent présentées comme purement techniques, hors de portée du débat citoyen, alors qu’il s’agit de choix politiques.
Prenons l’exemple des réformes des retraites (Delevoye, puis Macron): les gouvernements ont verrouillé la discussion sur le financement, en limitant les variables d’ajustement au niveau
des pensions et à l’âge de départ. Pourtant, de nombreuses enquêtes d’opinion ont montré que les salarié·es étaient prêt·es à cotiser davantage plutôt que de voir repousser l’âge de la retraite.
Dans la défense de la protection sociale, il faut avoir ce débat sur le financement et sur les besoins couverts : est-ce qu’on est capable de suivre le rythme de l’augmentation des besoins ou est-ce qu’il y a des ajustements à faire ? En dégradant le niveau de protection et en disant à celles et ceux qui ont les moyens « assurez-vous de manière privée » ? C’est en général au moins aussi cher voire plus cher et toujours plus inégalitaire que le système actuel.
Ce qui est sûr c’est qu’on ne peut pas gérer l’accroissement des risques à budget constant – ou pire, en diminuant les budgets – sans dénaturer le rôle de la protection sociale. C’est aussi ce que confirme le rapport des trois hauts conseils (Assurance maladie, financement de la protection sociale et famille) remis en juillet 2025, à la demande du gouvernement, pour identifier de nouvelles recettes.
Quels financements peut-on envisager pour garantir une protection sociale de haut niveau ?
D’abord, il est sûr qu’une hausse des salaires ou de la croissance améliorerait les recettes, mais cette perspective demeure incertaine. Ensuite, il est possible d’accroître les recettes. Les premiers milliards sont les plus simples à trouver : rétablir les cotisations sur l’ensemble des éléments de rémunération (épargne salariale, primes de pouvoir d’achat ou « Macron », complémentaires santé…). Cela pourrait rapporter plusieurs milliards rapidement, ce qui en fait la mesure la plus urgente. Il y a aussi les niches fiscales qui coûtent plus d’une centaine de milliards d’euros de recettes à l’État et à la Sécurité sociale qu’on pourrait sans dommage faire décroître progressivement. À moyen terme,
il faudrait aussi élargir la discussion à une hausse plus générale des ressources : cotisations, CSG, TVA, voire impôt sur le revenu, à condition que ces financements soient bien affectés.
L’essentiel est de ne pas vouloir gérer des besoins croissants (vieillissement de la population, précarité, changement climatique…) avec des moyens constants.
PROPOS RECUEILLIS PAR ÉMILIE MOREAU