Françoise d’Eaubonne utilise pour la première fois le mot écoféminisme dans son livre de1974 Le féminisme ou la mort. Elle remet en question la croissance infinie, l’appropriation du corps des femmes et dénonce parallèlement la domination et l’exploitation de la nature. D’autres autrices majeures ont repris le concept, comme Vandana Shiva, Silvia Federici ou Carolyn Merchant.
PAR Annabel Cattoni
Vite oublié en France, le terme écoféminisme resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner une série de mouvements rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires, communautés agricoles de femmes, mobilisations contre la pollution…
Avant même la théorisation de ce mouvement, l’écoféminisme a été incarné à travers des luttes dans différents pays, comme le mouvement Chipko en Inde pour la conservation des forêts et contre la monoculture d’arbres dans les régions himalayennes, ou le camp pour la paix Greenham Common, campement de protestation pacifiste contre l’installation de missiles nucléaires en Angleterre en 1981.
C’est quoi l’écoféminisme ?
L’écoféminisme ne revêt pas une forme unique. Il est divers, multiple et il ne peut pas être enfermé dans une définition simpliste. Cependant, il est possible de dire que ce qui le caractérise, c’est le fait de repenser le rapport au vivant, déconstruire le patriarcat et placer le soin comme force politique. Il permet une lecture du système global de domination des femmes, des minorités et de la nature. Il fait le lien entre les violences exercées sur les femmes et les minorités, et celles exercées sur la nature en expliquant qu’il s’agit d’une seule et même exploitation. Le propos de Jeanne Burgart Goutal, professeure de philosophie, complète cette définition : « il s’agit d’envisager la crise écologique et la crise sociale comme les conséquences d’un modèle culturel dans lesquelles l’interconnexion du capitalisme et du patriarcat forment un nœud inextricable de domination. »
Ce n’est pas un hasard si les luttes féministes rencontrent les luttes écologiques, les femmes sont en effet les premières victimes de la crise écologique. Selon un rapport du Conseil économique social et environnemental, « 70 % des plus pauvres sont des femmes, celles-ci sont aujourd’hui proportionnellement plus impactées que les hommes par le réchauffement climatique et la perte de biodiversité, qui viennent renforcer leur précarisation et aggraver les inégalités qu’elles subissent déjà. »
L’écoféminisme lie l’exploitation de la nature et celle des femmes : le système économique les exploite, sans rétribution. Le travail des femmes salariées est sous-payé et le travail de femme au foyer, qui permet le fonctionnement global de l’activité économique, ne l’est pas du tout. Semblablement, la nature offre à l’être humain toutes les matières premières sans rétribution ni attention écologique. Les femmes et la nature sont donc absolument nécessaires, mais ne sont pas reconnues.
Loin de vouloir uniquement rattraper les inégalités de genre, l’écoféminisme veut rompre avec la civilisation masculine et l’ordre patriarcal pour établir d’autres rapports au travail, à la nature, à la vie en général. Pour F. d’Eaubonne, « les valeurs du féminin, si longtemps bafouées, puisque attribuées au sexe inférieur demeurent les dernières chances de survivance de l’homme lui-même ».
Comme l’explique l’écrivaine et militante écoféministe américaine Starhawk, il n’y a pas de volonté de recréer du « pouvoir-sur » mais du « pouvoir-du-dedans » qui n’implique pas de domination. Dans son projet éthique et politique, les pratiques écoféministes rompent avec celles masculines.
Une approche multifacettes
Les mouvements féministes existent dans tous les pays du monde et ne sont pas soumis à une projection du Nord sur le Sud. Les engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout. Ils ont été renouvelés par les pays du Sud : Inde, Afrique, Amérique du Sud… où des femmes continuent de se mobiliser contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale. Partout ces luttes établissent une critique conjointe du patriarcat, du capitalisme, de la prédation du corps des femmes et de la terre. À partir des années 2000 et surtout depuis les manifestations pour le climat en 2015, les mobilisations écoféministes se sont réimplantées en Europe où des mouvements et expérimentations se sont multipliés. Ainsi les luttes pour l’avortement en Argentine essaiment dans tous les pays d’Amérique latine mais se connectent également aux mêmes luttes en Pologne ou ailleurs.
Loin d’être homogène, l’écoféminisme regroupe plusieurs courants de pensée : queer/vegan, post-colonial/décolonial, grassroot, ancré dans les luttes locales… Ces courants ne s’opposent pas : ils partagent l’objectif commun de fuir l’ordre patriarcal en remettant en question les mécanismes de domination. Très récemment, l’écrivaine Moira Millan a ajouté une nouvelle dimension à l’écoféminisme en créant le mot « terricide », titre de son dernier ouvrage. Elle y dénonce la destruction de la Terre, de l’ensemble du vivant mais aussi l’impossibilité de transmission des cultures autochtones.
L’écoféminisme ne se résume pas à un engagement classique de militantes. Il faut également considérer leur engagement quotidien dans les différents milieux, les différentes activités, puisque le quotidien est politique. Des expérimentations se multiplient de façon concrète dans les campagnes qui sont pour beaucoup de femmes un espace d’émancipation.
Pour finir, il ne faut pas omettre la dimension spirituelle de l’écoféminisme. Comme le dit Starhawk, « si nous ne sommes pas capables de rêver le monde que nous voulons, nous ne pourrons pas le créer. »
L’écoféminisme, à travers l’ensemble de ses pratiques, renoue les liens entre les femmes et la nature. Au travers de rituels, il célèbre l’interconnectivité de toutes choses vivantes et non vivantes. En pensant la Terre comme une entité, les écoféministes considèrent que ce qui atteint une espèce atteint l’ensemble du vivant. Ainsi, en valorisant les qualités dites féminines comme le soin ou la non-violence, l’écoféminisme propose un autre modèle de société.
Pour Françoise d’Eaubonne, « c’est une urgence que de souligner la condamnation à mort, par ce système à l’agonie convulsive, de toute la planète et de son espèce humaine, si le féminisme, en libérant la femme, ne libère pas l’humanité tout entière, à savoir, n’arrache le monde à l’homme d’aujourd’hui pour le transmettre à l’humanité de demain. »
À la jonction des luttes féministes et écologistes, l’écoféminisme lie justice sociale et justice environnementale en les plaçant au cœur des actions collectives contre le patriarcat et le capitalisme. Une dynamique de transformation sociale qui séduit les plus jeunes et qui devrait nourrir davantage notre syndicalisme.