ENTRETIEN AVEC Fabrice Dhume-Sonzogni* – Discriminations raciales à l’école – hiérarchisation, tri, sélection

*Fabrice Dhume-Sonzogni est sociologue, professeur à l’université de Louvain (Belgique).

Une partie de ses travaux porte sur les discriminations, le racisme et les rapports sociaux dans le champ scolaire.

À quel moment la France reconnaît-elle officiellement l’existence de discriminations raciales ?

En 1998, pour la première fois, l’État prend publiquement position et reconnaît l’existence des discriminations raciales. Avant cela, c’était le déni total. Travaillant sur ces questions, notamment dans l’emploi, j’ai vu des représentant·es de l’État nier publiquement les faits, allant jusqu’à accuser les sociologues de mentir. Après 1998, ce discours devient intenable : l’État engage alors les services publics à faire de la lutte contre les discriminations une priorité.

Et dans l’Éducation nationale ?

Le ministère met dix ans de plus à réagir. Ce n’est qu’en 2008 qu’un texte général mentionne la lutte contre les discriminations dans tout le système scolaire. Avant, seul un texte sur les lycées professionnels en parlait, traduisant une vision très réductrice, associant les discriminations aux élèves « immigré·es » ou « descendant·es d’immigré·es » avec une dimension de classe. Considérant aussi que les discriminations viennent des élèves entre elleux, et non du système lui-même.

La confusion persiste. En 2013, la loi sur la refondation de l’école évoque l’égalité réelle et le rôle du système scolaire dans les inégalités. Un rapport du Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) a renforcé cette approche, mais ces progrès restent isolés, sans changement profond au niveau ministériel.

L’Éducation nationale reconnaît-elle sa responsabilité dans la production des inégalités sociales, raciales ou de genre ?

Il y a une reconnaissance récurrente du rôle de l’école dans la production des inégalités sociales et de genre dans le discours. Mais ce discours est double : par exemple, depuis 1989, l’orientation est présentée comme un choix des parents et des élèves, ce qui représente un transfert de responsabilité.

Sur la reconnaissance partielle des inégalités liées au genre, l’Éducation nationale admet, par exemple, qu’elle peut entretenir des stéréotypes sexués, notamment dans l’orientation scolaire. Mais cela reste superficiel, dans le sens où l’institution ne reconnaît en aucun cas la dimension structurelle des inégalités. Il n’y a pas de reconnaissance équivalente de la part de l’institution sur les discriminations raciales. Le sujet reste largement absent du discours officiel.

Tu utilises souvent le concept de paradigme antidiscriminatoire, peux-tu nous en dire plus ?

C’est d’abord un postulat analytique et politique quant à la manière dont sont produites les inégalités. L’analyse repose sur l’idée que ce sont d’abord les institutions et leurs normes qui catégorisent, classent les individus et fabriquent les hiérarchies sociales. L’approche en termes de discriminations s’appuie sur une articulation de plusieurs cadres théoriques : la sociologie des rapports sociaux — prenant en compte les divers rapports de domination –, la psychologie sociale et le droit. Elle aborde ensemble la face matérielle des inégalités et sa dimension de subjectivation (le type d’individus, de groupes, d’identités que l’inégale reconnaissance produit).

Le droit joue un rôle clé : il permet d’identifier, nommer et dénoncer les discriminations, en rendant visibles les écarts entre égalité formelle et réalité. Ce paradigme articule donc un postulat (l’égalité), des causes (les rapports sociaux) et un levier (le droit), formant ainsi un cadre puissant pour agir contre les inégalités.

L’intentionnalité a-t-elle un rôle central dans la compréhension des discriminations ?

Pas vraiment. On a tendance à se focaliser sur ce que les gens veulent faire consciemment, mais dans le cas des discriminations, l’intention ne correspond pas forcément aux effets de l’action. Ce qui importe, c’est ce que les personnes font réellement et ce que cela produit. C’est une approche dite pragmatique : on regarde les résultats plutôt que les intentions, les idées ou la morale.

Lorsqu’un·e enseignant·e, pour « protéger » un·e élève d’un patron qui discrimine, évite de lui proposer certaines entreprises pour un stage, iel pense bien faire. Mais en réalité, iel opère une sélection discriminatoire. Le droit considère que c’est l’enseignant·e qui discrimine, même si ce n’est pas son intention. Ce qui compte juridiquement, c’est l’acte et/ou l’effet, pas la volonté.

Pourquoi cette difficulté à reconnaître ces situations comme discriminatoires ?

C’est souvent lié à un sentiment de culpabilité. Pour s’en défendre, la discrimination est niée, en insistant sur l’absence d’intention malveillante. Ce mécanisme de défense révèle un autre problème : l’institution scolaire individualise les responsabilités, alors même qu’elle ne reconnaît pas les contraintes structurelles de travail, les injonctions contradictoires ou le manque de moyens. Cela empêche une prise en charge collective du problème.

Les discriminations participent au tri des élèves ?

Il faut revenir à l’essence de ce qu’est la discrimination : un traitement inégal qui produit un tri social. Dans l’école, ce tri est structurel. Loin d’être uniquement un lieu d’apprentissage, l’institution scolaire a aussi pour fonction de hiérarchiser, de sélectionner.

Dès la maternelle, les enfants ne sont pas tou·tes confronté·es aux mêmes attentes. Des études, comme celles d’Élisabeth Bautier, montrent que les enseignant·es n’ont pas les mêmes attentes d’un·e élève à l’autre. Certain·es se voient proposer des tâches complexes, d’autres non, selon leurs capacités supposées.

Ces mécanismes répétés créent des trajectoires scolaires différenciées. Ce ne sont pas des gestes isolés, mais des pratiques structurelles qui, sans être toujours conscientes, participent au tri des élèves. Ce tri n’est pas un effet secondaire du système, c’est un de ses fondements politiques.

Les stéréotypes de genre sont-ils une bonne entrée pour expliquer les inégalités filles/garçons ?

C’est une piste intéressante, mais insuffisante. Les stéréotypes de genre, race ou classe ont un impact réel, mais sont traités comme de simples erreurs individuelles. Cette approche oublie qu’ils sont des constructions politiques légitimant des hiérarchies sociales, des outils de domination. Comprendre leur effet à l’école demande une lecture politique, pas seulement cognitive, car lutter contre les stéréotypes pour eux-mêmes manque de sens et d’efficacité.

En classe, ils influencent les attentes des enseignant·es. Certain·es élèves sont perçu·es comme naturellement proches des normes scolaires, d’autres comme moins capables. Cela produit des attentes différenciées qui se traduisent dans des traitements inégaux, dans des doubles standards évaluatifs, etc. C’est l’effet Pygmalion : croire en la réussite ou l’échec d’un élève peut le produire.

Quels impacts pour les élèves ?

Être discriminé·e au quotidien, c’est apprendre à vivre avec un écart entre ce que l’on est et ce que les autres projettent sur nous. C’est une forme de savoir, issue de la domination. Et dans le cas du racisme, le déni institutionnel aggrave les choses : dire ce qu’on vit, c’est souvent risquer d’être accusé·e d’exagérer, de se victimiser. Cela redouble la violence et conduit à silencier l’expérience minoritaire sur ce qu’est réellement l’école.

Propos recueillis par Céline Sierra

*Fabrice Dhume-Sonzogni, Les discriminations scolaires — une mise en perspective des connaissances est publié aux éditions PUR.