Le terme de génocide, qui suscite de nombreux débats lorsqu’il est utilisé pour qualifier la situation à Gaza, correspond à la définition admise par le droit international. L’Union européenne n’a pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour éviter ce génocide.
PAR Benjamin Fiorini*
*Secrétaire général de l’association des Juristes pour le respect du droit international (Jurdi), directeur de l’Institut d’Études Judiciaires de l’Université Paris 8.
Le respect effectif du droit international nécessite de bien nommer les choses, ce qui oblige à s’interroger sur le terme « génocide. » Si ce terme peut faire l’objet d’un usage politique ou historique, il revêt aussi un sens juridique, gravé dans le marbre de deux conventions internationales : la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, et le Statut de Rome du 17 juillet 1998 qui fixe la compétence de la Cour pénale internationale (CPI). Ces textes définissent le génocide comme « l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux :
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Meurtre de membres du groupe
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Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe
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Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe
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Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. » Autrement dit, le génocide s’entend comme un acte d’une gravité extrême commis avec une intention particulière : celle de détruire tout ou partie d’un groupe.
Les enjeux juridiques liés à cette qualification de génocide sont colossaux, puisqu’en vertu du premier article de la Convention de 1948 susmentionnée, les États signataires (dont la France) « s’engagent à prévenir et à punir » le crime de génocide. Une telle obligation, qui relève du droit international coutumier, pèse également sur l’Union européenne. La Cour internationale de justice (CIJ), dans plusieurs décisions et notamment une ordonnance en date du 30 avril 2024 concernant la situation à Gaza, a souligné que l’obligation de prévention du génocide « exige des États parties qui avaient connaissance, ou auraient dû normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’actes de génocide, qu’ils mettent en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide. » Faute de se conformer à cette obligation, les États se mettent au ban de la communauté internationale et prennent le risque de s’engager sur la voie honteuse de la complicité génocidaire.
Responsabilités
Ce constat juridique amène à questionner le comportement — et, en fin de compte, la responsabilité — de la France et de l’Union européenne depuis dix-huit mois. Deux interrogations dominent : celle de leur connaissance d’un risque de génocide, et celle des actions concrètes entreprises pour éteindre ce risque.
Première question : la France et l’Union européenne ont-elles connaissance d’un « risque sérieux de commission d’actes de génocide » à Gaza ? La réponse est évidemment positive, au regard de la convergence exceptionnelle d’analyses et rapports émanant de juridictions, d’organisations et de comités d’experts internationaux qui concluent à l’existence plausible ou avérée d’un génocide. Sans être exhaustif, on citera notamment l’ordonnance rendue le 26 janvier 2024 par la CIJ dans laquelle elle relève l’existence d’un risque plausible de génocide commis par l’État d’Israël contre la population palestinienne dans la bande de Gaza ; le rapport du 25 mars 2024 de Mme Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens, qui relève l’existence de
« motifs raisonnables de croire que le seuil du génocide par Israël est atteint » ; le rapport rendu le 20 septembre 2024 par le Comité spécial des Nations unies chargé d’enquêter sur les pratiques israéliennes affectant les droits de l’Homme du peuple palestinien et des autres Arabes des territoires occupés, qui a conclu que les faits qui lui étaient soumis présentaient « des éléments caractéristiques d’un génocide » ; l’enquête publiée le 5 décembre 2024 par Amnesty International, qui conclut que l’État d’Israël commet un génocide contre les Palestinien·nes dans la bande de Gaza ; le rapport du 18 décembre 2024 établi par Médecins sans frontières, qui conclut que l’État d’Israël commet des actes de génocide dans la bande de Gaza en détruisant l’ensemble des infrastructures de santé de la population civile palestinienne ; le rapport du 19 décembre 2024 de Human Rights Watch, qui conclut que l’État d’Israël commet des actes génocidaires à Gaza, notamment en privant d’eau la population civile palestinienne ; le rapport du 13 mars 2025 établi par la Commission internationale indépendante chargée d’enquêter dans le Territoire palestinien occupé, qui constate que les autorités israéliennes ont détruit en partie la capacité de reproduction des Palestinien·nes de la bande de Gaza en tant que groupe par la destruction systématique des soins de santé sexuelle et procréative, ce qui correspond à deux catégories d’actes génocidaires.
Compte-tenu de cette impressionnante litanie, il est impossible pour la France et l’Union européenne d’affirmer qu’elles n’avaient pas connaissance, au moins depuis janvier 2024, d’un risque de génocide dans la bande de Gaza.
Une réaction timide et tardive
Ce constat implacable amène à la seconde question : la France et l’Union européenne ont-elles mis en œuvre « tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide », comme l’exige la CIJ ? La réponse apparaît clairement négative. Certes, Mme Kaja Kallas, cheffe de la diplomatie de l’Union européenne, a récemment annoncé, conjointement avec d’autres chef.fes d’États ou de gouvernements d’États européens (dont la France), sa volonté de remettre en cause l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël, au motif du non-respect de son article 2 prévoyant que cet accord repose sur « le respect des droits de l’Homme et des principes démocratiques. »
Cette réaction est bien trop tardive, puisqu’elle intervient seize mois après l’ordonnance de la CIJ évoquant un risque plausible dans la bande de Gaza, date à partir de laquelle la France et l’Union européenne étaient tenues d’agir. Elle est également trop timide, puisqu’outre la remise en cause (encore incertaine) de cet accord d’association, bien d’autres leviers pourraient être actionnés pour faire pression sur Israël afin de l’obliger à mettre fin à son entreprise génocidaire. À ce stade, aucune remise à plat des relations diplomatiques, militaires (fourniture d’armes et munitions, échanges entre les armées), économiques, commerciales, financières, technologiques, scientifiques, universitaires et humaines entre la France ou l’Union européenne et Israël n’a été effectuée. Par ailleurs, aucun mécanisme n’a été mis en place par la France ou l’Union européenne, au niveau national, régional ou international, pour recenser et éliminer tous les facteurs de risque qui contribuent au crime de génocide en cours dans la bande de Gaza.
Face à cette inaction aussi manifeste qu’inacceptable, l’association des Juristes pour le respect du droit international (Jurdi), en mars et avril 2025, a mis en demeure la France et l’Union européenne de respecter l’obligation de prévention du crime de génocide qui pèse sur elles. Sauf virage à 180° des politiques française et européenne, Jurdi saisira les tribunaux administratifs pour faire constater les manquements de la France à ses obligations, et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour en faire de même à propos des instances de l’Union européenne.
La situation qui prévaut actuellement à Gaza montre ce que serait un monde où le droit n’existerait plus et où la force régnerait sans partage. Cela doit nous rappeler que les règles impératives du droit international, notamment celles consistant à prévenir la commission d’actes génocidaires, ont été consacrées pour exprimer nos devoirs en tant qu’êtres humains. Dans ce contexte, défendre le droit international et les droits inaliénables du peuple palestinien, c’est aussi défendre notre propre humanité.