Les mouvements sociaux dans le monde de Trump

Vingt-cinq après la naissance du mouvement altermondialiste et à un moment où le monde connaît une instabilité aussi bien politique qu’économique et une recrudescence de fronts de guerre, il est crucial pour les mouvements sociaux et les syndicats de recréer des espaces d’échange et de solidarité internationale. Il s’agit de trouver les moyens de résister à l’ascension des forces populistes et nationalistes.

Au tournant du siècle, une nouvelle génération militante s’est construite avec le mouvement altermondialiste, les grandes mobilisations internationales et les forums sociaux.

Un moment où les politiques économiques et sociales, au niveau national comme au niveau international, étaient considérées comme des invariants indiscutables. Il n’existait pas de critique légitime à la mondialisation néolibérale et les institutions internationales, FMI, OMC ou G7, en fixaient les règles.

25 ans plus tard, la situation internationale est totalement différente,  sur le plan géopolitique mais aussi sur les  alliances de classe au cœur de l’élection de Donald Trump et avec la montée en puissance des forces populistes et  xénophobes.

La guerre en Irak de 2003 est la première césure majeure pour le multilatéralisme sous domination occidentale. Une décennie plus tard, un nouveau tournant se dessine. Les néoconservateurs laissent la place à un nouvel autoritarisme que l’on retrouve sur tous les continents avec Poutine, Modi ou Erdogan qui acceptent le système électoral, mais imposent un pouvoir personnel en réprimant les minorités et les oppositions. La récente élection de Donald Trump poursuit cette tendance, avec deux éléments marquants. Le plus visible est l’offensive protectionniste qui remet en cause la mondialisation néolibérale. L’autre élément est un changement radical dans les alliances de classe susceptibles de stabiliser un pouvoir politique. Alors que la majorité des gouvernements occidentaux défendent encore le néolibéralisme à l’image de la « start-up nation » d’Emmanuel Macron, Trump veut s’appuyer sur les perdants de la mondialisation et promeut une nouvelle alliance entre le grand capital et l’extrême droite en ciblant les migrant·es, mais aussi les universités et les intellectuel·les des centres-villes au nom de la bataille contre le « wokisme ».

Le retour du campisme

Dans ce contexte, les mouvements sociaux sont confrontés à des questions nouvelles qui obligent à des réflexions et des échanges qui ne sont aujourd’hui qu’embryonnaires. C’est le cas d’un renouveau du « campisme » (choisir un « camp » dans les luttes entre grandes puissances), mais aussi de la façon de répondre à l’offensive protectionniste de Donald Trump ou encore d’éviter que la dispersion des luttes et des mouvements ne rende plus compliquée la construction des espaces internationaux indispensables aujourd’hui.

La fragmentation géopolitique du monde qui s’est accélérée dans les vingt dernières années a remis sur le devant de la scène les choix campistes pour une partie non négligeable des mouvements sociaux. 

Cela ne s’était pas posé en 2003, lors de la guerre en Irak, mais la chute des dictatures du monde arabe, en 2011, a réveillé dans une partie des mouvements de la région un réflexe de défense du nationalisme arabe, courant dont était issue la majorité des dictateurs du monde arabe. 

La guerre en Ukraine a vu se creuser des divergences profondes entre mouvements, et cela sur tous les continents. Par rejet de leur ennemi principal, l’impérialisme américain, de nombreux mouvements, surtout dans le Sud global, se sont rangés du côté de la Russie. Une position qui s’est trouvée renforcée face au deux poids deux mesures de l’Occident, et surtout des États-Unis, devant les massacres des civil·es palestinien·nes à Gaza. En Europe, il n’y a pas de mouvement important qui ait soutenu la Russie, mais il existe une différence de point de vue entre celleux qui mettent la priorité au soutien à l’Ukraine et celleux qui sont sur une position pacifiste traditionnelle. Mais, chez celleux qui soutiennent l’Ukraine, il existe, en particulier dans certains pays de l’est européen, comme la Pologne, un débat sur la politique de remilitarisation du continent, avec une tendance à un campisme inverse, face à l’offensive militaire de la Russie. Certain·es refusent de s’opposer à l’Otan et à l’augmentation des budgets militaires, alors pourtant que l’addition des budgets actuels des pays de l’ouest européen est plusieurs fois supérieure à celui de la Russie !

Entre le libre-échange et le protectionnisme

La question du protectionnisme est aussi délicate pour les mouvements, en particulier les syndicats. 

Depuis des décennies, la grande majorité des mouvements sociaux s’opposent aux accords de libre-échange, du fait de leurs conséquences négatives sur les questions sociales et environnementales. Cette opposition ne signifie en rien un accord avec l’offensive protectionniste de Donald Trump qui cible avant tout les pays les plus pauvres, comme le Cambodge, qui écopent des droits de douane les plus élevés.

Mais ces positions de principe ne résolvent pas les cas pratiques sur lesquels les syndicats en particulier peuvent prendre des positions divergentes. C’est le cas de  l’UAW, le syndicat américain des travailleurs de l’automobile, en pointe dans les luttes pour les salaires, avec la grève victorieuse d’octobre 2023 qui avait vu Joe Biden venir sur les piquets de grève. Ce même syndicat a pourtant soutenu Donald Trump quand il a mis en place de droits de douane de 25 % sur tout véhicule importé. Une position que ne partage pas, à l’évidence, IG Metall, le syndicat allemand qui regroupe les travailleur·ses de l’automobile… Une situation similaire sur la sidérurgie : Trump annonce des droits de douane de 50 % sur l’acier, ce qui frappe avant tout la production canadienne, avec une réaction immédiate de la branche canadienne du syndicat de la sidérurgie en Amérique du Nord, United Steelworkers, et un silence gêné de sa branche étasunienne… La Confédération syndicale internationale (CSI), qui regroupe l’essentiel des syndicats au niveau mondial, a critiqué la politique protectionniste des États-Unis, parce qu’elle détruirait des emplois dans de nombreux pays et aboutirait à une hausse des prix préjudiciable aux couches populaires. Une position comparable à celle de nombreux gouvernements, en Europe comme ailleurs. Mais cette prise de position ne résoudra pas les désaccords et conflits qui ne pourront que se multiplier au fur et à mesure de l’annonce de rétorsions par les pays touchés par la hausse des droits de douane. Pour prendre l’exemple de l’Union européenne, les pays ont des intérêts économiques différents et les syndicats des différentes filières se positionnent naturellement en défense de leurs emplois et conditions de vie.

Dans un tel contexte, les mouvements sociaux auraient un intérêt évident à construire et renforcer tous les cadres d’échange et de solidarité internationale, au niveau de chaque continent comme au niveau mondial. Ces cadres devraient permettre d’éviter une compétition et concurrence entre syndicats et mouvements sociaux confrontés à la montée du protectionnisme entre pays − chacun se battant pour leurs intérêts immédiats. Ils devraient également permettre une réflexion collective sur les nouveaux défis qui menacent la paix mondiale. Comment lutter contre la militarisation qui croît sur tous les continents et défendre un ordre mondial dont l’ONU − réformée et démocratisée pour tenir compte des réalités internationales, très différentes de celles de 1945 − devrait être le centre ? Quelles règles pour le commerce et les échanges internationaux, sans défendre la politique libre-échangiste dont on a vu les conséquences désastreuses pour les classes populaires comme pour l’environnement ni accepter le protectionnisme injuste et dévastateur de Donald Trump ?

De nouveaux défis

Cet enjeu est décisif, mais il est loin d’aller de soi. Les espaces d’échanges et de constructions communes de campagnes d’action et de mobilisations, comme l’étaient les Forums sociaux dans les années 2000, ont disparu ou se sont beaucoup affaiblis. Les causes de cet affaiblissement sont à chercher du côté de la fragmentation géopolitique qui nationalise les enjeux, mais pas seulement. Les mouvements sociaux se sont multipliés dans la dernière décennie avec l’implication massive de nouvelles générations militantes. Mais ces mobilisations ont lieu sans que les organisations (syndicats, associations, etc.) ne se renforcent, ce qui rend très difficile les constructions internationales, comme nous l’avons vu après 2011 et les différents mouvements « indignés », « Occupy » ou « Nuit debout » qui sont chacun restés au niveau local ou national.

Le monde est entré dans une phase d’instabilité, de tensions et de conflits. Une situation qui rappelle celle du début du XX^e^ siècle où, dans une période de démantèlement de la mondialisation du XIX^e^ siècle, sous domination britannique, les tensions internationales ont abouti à la Première Guerre mondiale et où la majorité des forces de gauche, tout comme le mouvement syndical, de chaque pays se sont rangées derrière leurs propres gouvernement. Si nous ne sommes pas encore dans une situation aussi dramatique, les éléments se mettent en place et les mouvements sociaux sont devant une responsabilité importante, devant répondre aux nouveaux défis et construire les mobilisations et les alliances internationales indispensables aujourd’hui.

Christophe Aguiton