L’impérialisme oscille aujourd’hui entre une permanence dans ses caractéristiques fondamentales et une reconfiguration correspondant à la période. On assiste, en outre, à une exacerbation guerrière.
L’ampleur des tensions au sein de l’ordre économique et géopolitique mondial signe-t-elle un nouvel âge des impérialismes ?
L’histoire est mouvante et ne se reproduit pas à l’identique, donc chaque période historique signe une nouvelle configuration des rapports de force entre les pays ou à l’intérieur des pays, entre les classes sociales. Dans ce sens oui, on peut parler d’un nouvel âge, mais on peut aussi répondre négativement étant donné la permanence de l’impérialisme dans sa définition fondamentale.
L’impérialisme répond à deux idées maîtresses : la première, c’est la domination du capital monopoliste financier, autrement dit le capital fondé sur les grandes entreprises très concentrées. Il y a une concentration du capital qui conduit à ce qu’un petit nombre d’entreprises accaparent une plus grande partie du marché. Un exemple est celui des Gafam : les trois premiers groupes, Amazon, Microsoft et Google, contrôlent 60 % des clouds mondiaux. Le capitalisme financier est dominé par des profits issus de la finance (prêts, rente financière) et prélevés sur la valeur contenue dans les marchandises produites. Comment ? Par le truchement des actions qui permettent aux actionnaires, propriétaires des grandes entreprises, d’empocher des dividendes considérables. Un seul exemple : les huit grands groupes européens de l’armement ont délivré 25 milliards d’euros de dividendes dans les dix dernières années et cette année 3,5 milliards, soit 35 % de plus. Pour eux, la guerre est une bonne affaire car les armes produites sont des marchandises lucratives. La domination de la finance, le gouvernement des actionnaires, etc., c’est la forme contemporaine du « capital financier monopoliste », première caractéristique de l’impérialisme.
La deuxième dimension de l’impérialisme, c’est qu’il s’agit d’un partage du monde qui met l’accent sur les rapports de force. Quelques grandes puissances s’approprient de la valeur créée dans d’autres pays pour les rapatrier vers les actionnaires des pays « métropolitains ». Les grandes entreprises françaises, celles du CAC 40, ont rapatrié, en 2024, 60 milliards de profits réalisés par leurs filiales dans le monde, afin de grossir les dividendes versés aux actionnaires français. Cette captation de la valeur par les pays dominants s’appuie sur un mélange de supériorité économique et d’instruments politico-militaires. Les autres formes de captation de la valeur opèrent par l’intermédiaire des prêts aux pays endettés — condamnés à la dette perpétuelle — et l’appropriation des ressources naturelles. Il existe toutefois des modifications radicales du capitalisme depuis les années 2000. Ce que j’appelle le « moment 2008 » est caractérisé par une concordance de temporalités entre trois types de crise. D’une crise financière qui se transforme en une longue dépression, une exacerbation des rivalités militaro-économiques entre les grandes puissances et une dégradation écologique accélérée qui désagrège désormais les conditions physico-environnementales de reproduction de la vie.
Ce moment 2008 souligne que le capitalisme est confronté à ses propres limites. Il connaît une longue dépression, dont l’indice est la faible croissance économique, d’ailleurs différenciée selon les pays et partout profondément inégalitaire ; cela signifie que le capitalisme ne produit pas assez de valeur. Les foyers dominants d’accumulation du capital, ce sont les Gafam et les autres grands groupes fondés sur l’intelligence artificielle (IA). Ils réalisent leurs immenses profits sur l’accumulation, l’appropriation — le vol — des données personnelles les plus intimes, afin de les intégrer dans leurs banques de données fondées sur l’IA. Le capitalisme ne se contente plus de piller les ressources naturelles, d’exploiter le travail des ouvrier·es, il exploite nos vies intimes. Pour faire tourner ces banques de données, il faut des quantités de plus en plus élevées d’énergie et de ressources minérales (les terres rares). Les banques de données situées aux États-Unis consommaient 4 % de l’énergie en 2024, elles en consommeront entre 8 et 12 % vers 2028. Assouvir ces besoins est une question vitale pour les États-Unis, car l’IA est tout autant un instrument de supériorité économique qu’un vecteur de suprématie militaire. Trump nous donne la réponse : accaparer le Groënland, le Canada, et d’autres pays riches en terres rares et énergie, comme l’Ukraine (partagée si possible avec la Russie), des pays africains, etc. Peut-on trouver plus forte confirmation du fait que le capital ne peut faire reculer les barrières physico-environnementales qui se dressent face à lui que par le recours à la violence ?
Tel est l’enjeu des rivalités géopolitiques majeures : l’antagonisme États-Unis/Russie, mais surtout l’antagonisme États-Unis/Chine, qui opposent un impérialisme en recul et un impérialisme émergent. Ces antagonismes se traduisent de façon directe par la destruction de la nature et de celleux qui y vivent. Ce sont les conditions d’existence de millions d’individus qui sont menacées.
Peut-on encore parler de Sud global ? N’est-ce pas aujourd’hui un espace fragmenté ?
Il n’y a pas de Sud global. L’espace mondial peut être caractérisé par trois termes : multipolarité capitaliste hiérarchisée. Il y a en haut de l’échelle des grandes puissances qui sont d’accord pour se partager la planète, mais rivales pour délimiter le partage de ressources qui diminuent, et les marchés stagnants : des puissances qui veulent jouer un rôle régional (Inde, Turquie, etc.) et, tout en bas, des dizaines de pays dont une partie de la population est devenue superflue pour le capital. On peut y jeter nos déchets.
Peut-on parler d’un monde en guerres au pluriel ? Relèvent-elles toutes du même concept, ont-elles la même nature, la même intensité ?
La guerre a un sens symbolique et un sens réel. La lutte des classes, c’est déjà une guerre réelle. Warren Buffet, un des plus importants financiers états-uniens, n’a-t-il pas déclaré en 2008 qu’ « il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui a mené cette guerre et l’a gagnée » ? La guerre de classes peut aussi se transformer en violence physique, lorsque les États utilisent les moyens de répression pour écraser les luttes, les mouvements sociaux, la jeunesse.
La guerre à la « nature » n’est pas une métaphore : exploiter, épuiser la nature. Des dizaines de guerres pour les ressources, principalement situées en Afrique sont des guerres de la mondialisation contemporaine.
La guerre, c’est donc un continuum qui court des luttes des classes aux guerres militaires.
Le capitalisme ne peut survivre que s’il dispose d’un bras armé. Jaurès disait que la guerre — on pourrait dire les guerres — c’est l’essence même du capitalisme : « la guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera des guerres armées entre les peuples. C’est de la division profonde des classes et des intérêts de chaque pays que sortent les conflits entre les nations ».
Une possible 3^e^guerre mondiale ?
Certes, tout cela converge vers une 3e guerre mondiale, mais elle n’est pas en cours.
Il y a bien des guerres — commerciales, le protectionnisme — les guerres pour les ressources, et il y a toutes ces guerres hybrides : cyberguerres, etc. Ces cyberguerres ne sont pas secondaires : si on paralysait le système électrique entier d’une grande puissance, les conséquences seraient terribles.
Il est essentiel pour les États-Unis de contenir l’ascension impérialiste de la Chine afin de l’empêcher de devenir la première puissance mondiale. Le comportement « erratique » de Trump traduit le fait que les États-Unis n’ont plus d’autre vision stratégique que d’empêcher la Chine de poursuivre son ascension économique et géopolitique. Trump sait pouvoir compter sur le système militaro-industriel pour mettre de l’ordre à l’intérieur du pays et préparer l’affrontement militaire avec la Chine. L’évolution autoritaire de l’État américain menée par Trump est liée au double objectif de « sécurité nationale » fixé au système militaro-industriel : répression liberticide à l’intérieur et préparation d’un conflit d’envergure avec la Chine.
Quid du plan Réarmer l’Europe ? De la militarisation au niveau européen ?
Il est faux de parler de réarmement car depuis 2014, les dépenses d’armement dans l’UE ont augmenté de plus de 70 %. Contrairement aux illusions répandues sur la défense commune, le plan Réarmer l’Europe maintient la fragmentation nationale dans les productions d’armes, dans les moyens opérationnels, dans les stratégies. En revanche, il conduit à un enrichissement des marchands de canons dont j’ai donné un exemple.
Cette militarisation accrue de l’UE se fera sous domination américaine. Ainsi 2/3 des financements des start-up européennes de la défense sont réalisés par des fonds d’investissement américains. De plus, les pays européens n’ont pas la capacité de produire certains équipements militaires dans des domaines déterminants (système d’observation, défense antimissile comme celle d’Israël, etc.) et donc ils devront se fournir auprès des industries américaines. Et l’interopérabilité des équipements est sous le contrôle exclusif de l’Otan et des Américains qui détiennent tous les codes.
Le plan Réarmer l’Europe invoque la menace réelle exercée par l’impérialisme russe, au moins sur les pays de l’Est de l’Europe, mais l’objectif n’est pas celui de promouvoir la sécurité collective internationale. L’Europe ne peut proposer cette perspective aux pays du Sud alors qu’elle signe avec eux des accords de libre-échange de type néocolonial et pourchasse les migrant·es qui viennent d’Afrique et d’Asie. Sans parler du double langage qui consiste à continuer de vendre des armes à Israël pour perpétuer le génocide à Gaza tout en dénonçant l’agression russe en Ukraine.
Propos recueillis par Sophie Zafari
*Économiste, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).