L’École émancipée a interviewé Marsha Niemeijer, militante du réseau syndical Labor Notes sur la situation du syndicalisme aux États-Unis et son évolution depuis l’arrivée de Trump au pouvoir.
➤Peux-tu présenter Labor Notes, le réseau syndical auquel tu appartiens ?
Labor Notes est né dans les années 1980 autour d’une revue mensuelle éponyme, créée par un réseau de militant·es syndicaux·les dans le contexte de la contre-révolution néolibérale initiée par Reagan. Il s’agissait de faire connaître les grèves existantes et de promouvoir un syndicalisme de lutte, alors que, dans le contexte de la crise économique, une part importante des directions syndicales était tentée par l’accommodement avec le patronat. La publication de la revue a été complétée rapidement par des ateliers de formation militante pour dénoncer les effets de l’introduction du toyotisme^1^ dans les usines, sur les lignes d’assemblage etc. Labor Notes est ensuite devenu un réseau organisateur du mouvement syndical, avec pour slogan « Remettre le mouvement dans le mouvement syndical ». Il tient une conférence biannuelle qui permet aux syndiqué·es de différentes branches de se retrouver. Clairement à gauche, il a en revanche toujours récusé l’affiliation à un parti ou un courant politique particulier, à la fois pour éviter la stigmatisation dans un monde du travail marqué par la « haine des rouges » depuis le maccarthysme et par volonté d’accueillir sans sectarisme tou·tes les militant·es syndicaux·les
➤Quelles sont les spécificités du syndicalisme aux États-Unis et les difficultés auxquelles sont confronté·es les travailleur·ses pour s’organiser ?
Des difficultés structurelles tiennent à la législation et l’organisation du monde du travail. Pour créer un syndicat, il y a un double processus de syndicalisation et de consultation : 60 % des employé·es doivent prendre leur carte, pour que l’employeur organise un vote sur la création du syndicat. Si une majorité se dégage pour la création, alors le syndicat devient représentatif. C’est un processus lourd, dans lequel le patronat freine et fait campagne contre l’outil syndical. Pour cette raison, le syndicalisme souffre d’une faiblesse numérique : seul·es 10 % des salarié·es sont syndiqué·es. Or sans syndicat, il n’y a pas d’accord collectif possible ni de droit de grève effectif. À l’inverse de la France, où des confédérations syndicales existent, aux États-Unis le contact entre les branches est faible et amène souvent les organisations à des logiques bureaucratiques et corporatistes qui coupent le syndicalisme des questions sociales. C’est un obstacle à la constitution d’une « classe en soi ».
➤Ces dernières années, il y a eu néanmoins une recrudescence de conflits sociaux. Comment analyser cet essor de la combativité alors même que politiquement, ce regain de grèves victorieuses n’a pas empêché la victoire de Trump ?
Après la pandémie, un regain de colère contre le système capitaliste et un mécontentement, qui existait depuis les années 2010 s’est exprimé. On peut penser au mouvement Occupy, suivi par la red wave de 2018-2019, notamment en Virginie occidentale et à Chicago, lorsque les enseignant·es ont mené des grèves illégales pour obtenir des gains salariaux. Ce mouvement a donné beaucoup d’espoir et renforcé la contestation contre les « 1 % ». À Starbucks, il y a eu des efforts de syndicalisation dans certains magasins de la chaîne, à Amazon également avec une organisation efficace : la base a poussé à davantage de militantisme. Cela a eu des effets lors des élections internes de deux grands syndicats de l’automobile et de la logistique, les Teamsters et UAW : les directions élues ont été plus militantes et ont mené une politique plus intelligente pour obtenir des concessions des employeur·euses. C’est le cas de Shawn Fain qui a développé à l’automne 2023, à la tête d’UAW, une stratégie payante de grève dans trois grandes entreprises (General Motors, Ford et Chrysler Stellantis), en mobilisant sur le ressentiment des ouvrier·es qui avaient littéralement payé la crise du secteur après 2008. Mais cette combativité est limitée par la faiblesse du mouvement syndical et les fortes contradictions qui pèsent sur lui, et ont des traductions politiques. Le rejet du libre-échange, perçu comme un élément de mise en concurrence de la classe ouvrière américaine, explique par exemple le pouvoir de séduction du trumpisme : alors que 30 % des ménages syndiqués ont voté pour Trump, les tarifs douaniers sont défendus par la direction d’UAW. Il manque une alternative de gauche pour rassembler les groupes qui subissent les attaques alors qu’au niveau syndical, les mouvements sont menés par « en haut ». Il faudrait des appareils militants capables de promouvoir l’auto-organisation afin de développer une base agissante
➤Depuis la réélection de Trump et sa prise de fonction en janvier, les attaques contre l’État fédéral se sont multipliées. Quel rôle jouent les syndicats dans les mobilisations contre cette politique ?
La situation est effectivement chaotique : les attaques sont très profondes, des dizaines de milliers de personnes ont été licenciées et des accords collectifs ont été annulés. Si l’on prend l’exemple de l’environnement, l’ampleur de la désorganisation et ses conséquences sur le quotidien ne sont pas encore pleinement mesurées : avec les licenciements d’agent·es du National Weather Service, les contrôles sur la qualité de l’eau ou de l’air sont suspendus. À New-York, le recyclage des ordures ménagères a cessé d’être obligatoire, ce qui va poser des problèmes sanitaires à court terme.
Face aux attaques et aux licenciements, les syndicats font des déclarations mais la mobilisation concrète reste insuffisante. L’opposition la plus soutenue est une opposition légale, devant les tribunaux, ce qui est nécessaire mais pas suffisant. Quelques tentatives de mobilisation existent néanmoins : durant la première présidence de Trump, lors du shutdown du gouvernement fédéral, un réseau de travailleur·euses fédéraux, venu·es de différents ministères, s’est créé, le Federal Union Network. Il s’est réuni en 2024, lors de la conférence de Labor Notes. Ce réseau a poussé l’AFL-CIO (Fédération américaine du travail) à soutenir l’initiative prise par l’organisation libérale Indivisible, d’une journée nationale de mobilisation contre la politique de Trump, le 5 avril 2025. Cette journée a été très réussie, avec plus de 1 300 manifestations à travers le pays, mais la participation syndicale est restée faiblement visible. Par ailleurs, les minorités et les jeunes étaient assez absent·es des cortèges.
➤Comment expliques-tu cette forme d’attentisme que tu décris ?
L’ampleur de la répression est un facteur d’explication certain. Pour la jeunesse étudiante mobilisée sur les campus, le coût de l’opposition à Trump est très élevé. Plus de 500 étudiant.es étranger·es ont perdu leur visa. Les discriminations contre les minorités sont renforcées mais la répression touche aussi les Américain.es : Grant Miner, le président des travailleurs étudiants de Columbia-United Auto Workers, a été exclu de l’Université sans que cela suscite de réelle mobilisation de la part de son organisation. L’autoritarisme du pouvoir constitue un frein à la mobilisation ainsi que la mise en opposition des travailleurs et des travailleuses, qui constitue une difficulté supplémentaire pour le mouvement syndical.
➤Les images de la campagne de meetings, initiée par Bernie Sanders et Alexandra Ocasio-Cortez, contre la politique de Trump, ont eu un écho international. Cela peut-il constituer un espoir ?
Ce mouvement est très positif, car il rassemble des milliers de personnes et il faut montrer qu’il y a des voix qui portent contre Trump. La question reste néanmoins celle de la tactique efficace pour le faire reculer concrètement. S’il s’agit uniquement d’un mouvement électoral destiné à lever des fonds, on peut s’interroger sur sa pertinence. L’enjeu de l’existence d’une réelle alternative politique est de permettre au plus grand nombre et à la jeunesse notamment de s’en emparer pour en faire un outil d’action au quotidien, pour construire les luttes et aller au-delà d’un club de supporters aux élections.
Propos recueillis parSandra Palmier**
1. Organisation du travail et de la production à flux tendu.