Donald Trump a fait voler en éclat ce qu’il restait de l’architecture de la « mondialisation heureuse » promise il y a trente ans. C’est un point de bascule qui pourrait tout emporter, tant le fragile multilatéralisme né après-guerre que la possibilité d’une alternative écologique, sociale et solidaire.
à l’heure où ce papier est écrit, un taux plancher de 10 % de droits de douane s’applique à (presque) tous les produits de (presque) tous les pays de la planète entrant aux États-Unis. Un taux spécifique de 25 % porte sur les importations d’automobiles, d’acier et d’aluminium. Seuls les droits de douane dits « réciproques » annoncés le 2 avril, « jour de la libération » des États-Unis selon D. Trump, ont été suspendus pour 90 jours.
Sauf pour la Chine, qui a immédiatement riposté, conduisant, de représailles en représailles, à ce que les biens chinois, qui représentent 12 % des importations américaines, soient taxés à hauteur de 145 %. Ce taux est si élevé qu’il revient à prohiber les échanges entre les deux premières puissances économiques mondiales. Si certains produits électroniques ont été exemptés, c’est le temps que des droits de douane spécifiques soient appliqués aux semi-conducteurs.
Pris globalement, les droits de douane à la frontière US atteignent désormais des niveaux sans précédent depuis la loi Hawley-Smoot du 17 juin 1930. Le taux effectif moyen serait autour de 25 %, soit plus de dix fois le taux précédant l’entrée en fonction de D. Trump. Sa « volte-face » post 2 avril n’a pas ramené le monde à la situation de fin 2024, mais dans une situation jamais vue depuis plus de 80 ans.
Quels sont les objectifs poursuivis ?
En plus de contribuer à faire de l’étranger la source des maux du pays, augmenter les droits de douane est d’abord une promesse électorale que le candidat Trump a agité comme pouvant répondre à de nombreux objectifs politiques et économiques : « réindustrialiser le pays » et créer de « bons emplois », rétablir la balance commerciale déficitaire des États-Unis, dévaluer le dollar ou même récupérer une hypothétique manne financière de 600 milliards de dollars par an pour financer la baisse d’impôts promise aux classes moyennes et aisées du pays.
Il est à ce stade impossible d’affirmer si l’un de ces objectifs sera atteint, tant les mesures prises sont inédites par leur ampleur, leur maintien incertain dans le temps et leurs effets en cascade multiples. En cent jours, Trump n’a-t-il pas en effet obtenu que :
➤ la grande majorité des États de la planète, dont l’Union européenne, soient prêts à négocier des accords bilatéraux qui s’alignent sur les nouvelles exigences étasuniennes afin que leurs entreprises exportatrices conservent l’accès au marché étasunien ?
➤ De nombreuses entreprises multinationales annoncent des investissements massifs aux États-Unis, y compris des entreprises françaises pourtant sommées par E. Macron de faire œuvre de « patriotisme économique », telles CMA-CGM, Stellantis, Siemens ou Saint-Gobain.
Quels sont les effets attendus ?
Loin de l’image que l’on s’en fait habituellement, l’économie étasunienne est bien moins dépendante des marchés mondiaux pour son approvisionnement et ses débouchés que d’autres régions du monde. Si l’UE importe et exporte pour l’équivalent de 22 % et 23 % du PIB européen, et si ces chiffres sont de 18 % et 20 % pour la Chine, ils ne sont que de 14 % et 11 % pour les États-Unis. S’il en découle un déficit commercial équivalent à 3 % du PIB, l’économie américaine est donc moins sensible aux augmentations des droits de douane que celle des deux autres puissances économiques mondiales.
Les effets seront donc très différents selon que Trump utilise les droits de douane de façon temporaire pour négocier une réorganisation de la mondialisation à l’avantage des États-Unis, ou qu’il les augmente de façon pérenne. Si un tel choc n’a pas de précédent historique, les prédictions économiques doivent donc être prises avec prudence, tant il est difficile de déterminer avec précision comment vont évoluer les flux commerciaux mondiaux.
La fin de la mondialisation ?
Quoi qu’il en soit, les annonces de D. Trump ébranlent à la fois l’architecture de la mondialisation et sa tendance de long terme. Le principe de la « nation la plus favorisée », présent dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt-1947) est au cœur des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1994. Il visait à ne pas discriminer les États entre eux pour l’importation d’un produit similaire : des droits de douane analogues devaient être appliqués. Trump fait voler ce principe en éclats sans que l’OMC ne puisse le faire respecter.
La hausse brutale des droits de douane est également une rupture majeure puisque ceux-ci étaient orientés à la baisse sur une longue période. Mais les décisions de D. Trump s’inscrivent aussi dans une tendance observée depuis la crise économique de 2008-2009 : des échanges internationaux qui n’augmentent pas plus vite que le PIB mondial, caractérisant ce que l’on avait appelé la « slowbalisation », une mondialisation lente. Ainsi que de mesures plus systématiques pour contrôler les importations et/ou les investissements étrangers.
Quelle réponse progressiste ?
Il est possible de discourir sans fin sur la stratégie et le bien-fondé économique des mesures de D. Trump. C’est au mieux le meilleur moyen d’éviter de s’interroger sur les propres fragilités économiques européennes auxquelles il faudrait remédier sans tarder et sur la faiblesse de la réponse politique apportée par Bruxelles, Paris et Berlin : allons-nous accepter la « vassalisation crapuleuse » que Washington veut imposer aux pays de la planète ? La réponse européenne va-t-elle se limiter à jouer la montre, espérer le retour au monde d’avant et défendre les parts de marché de ses entreprises multinationales ?
Nous sommes au moment où s’ouvre une bataille peut-être sans limite pour le contrôle des infrastructures économiques, financières, technologiques et militaires du monde globalisé. La Chine, elle, se prépare depuis des années à supplanter les États-Unis pour leur contrôle : elle veut profiter de l’occasion pour affirmer sa puissance et présenter au reste du monde une alternative crédible et rassurante face à « la folie trumpienne ».
Quant à la gauche française et européenne, elle navigue souvent à vue, de slogans en postures, à défaut d’avoir suffisamment pris au sérieux ce que signifiait porter une alternative à la mondialisation économique et financière que plusieurs de ses composantes ont accompagnée depuis trente ans. En cinq ans, c’est la troisième fois que nos emplois et nos activités économiques sont victimes de décisions ou d’événements ayant lieu à l’extérieur de nos frontières et sur lesquels nous n’avons aucune prise.
Il est urgent de réduire notre exposition à ces décisions et notre dépendance aux marchés mondiaux tant pour nos approvisionnements que pour nos débouchés. Non qu’il faille arrêter tout échange international, mais parce que cette dépendance implique une perte d’autonomie politique et une source d’incertitudes et de fragilités irrémédiables. Il est donc urgent de reprendre la main sur ces infrastructures de la mondialisation pour construire une forme d’autonomie et de sécurité européennes.
Maxime Combes, économiste