La victoire de Donald Trump nous offre des indices pour mieux comprendre le nouveau cycle dans lequel nous sommes entré·es, poussé·es par cette course vers l’abîme qu’est devenue la crise systémique du capitalisme. Pour le combattre, il est nécessaire de comprendre l’origine et le rôle de cette nouvelle vague réactionnaire.
Face au brutalisme néocolonial, à l’émergence de nouveaux et d’anciens empires, au déclin du monde unipolaire, au retour de la guerre sur le sol européen avec l’invasion poutiniste de l’Ukraine, au génocide en Palestine et à un système de gouvernance mondiale en plein effondrement, un paysage politique de plus en plus incertain se dessine. Avec les résultats électoraux de forces d’extrême droite à travers le monde, avec des gouvernements comme ceux de Poutine ou Trump, sommes-nous face à la réédition d’une sorte de totalitarisme néofasciste en plein XXI^e^ siècle ?
Une lecture comparative nous permet de constater que bon nombre des passions mobilisatrices du fascisme restent aujourd’hui encore déterminantes dans la montée de l’extrême droite. Elles constituent un élément fondamental de son succès électoral et de sa capacité à séduire des couches importantes de la société. Mais la différence entre l’extrême droite actuelle et le fascisme de l’entre-deux-guerres réside surtout dans sa fonction historique : former un nouveau bloc dominant en modifiant par la force et la violence les conditions de reproduction du capital en faveur des groupes décisifs du capital lui-même, en soumettant et en disciplinant par la force un mouvement ouvrier en plein essor.
Nous sommes dans une période de transition, où l’on observe des continuités et des discontinuités. C’est pourquoi, il faut rester prudent dans notre terminologie. Si l’on ne peut pas parler d’une résurgence généralisée du fascisme à l’échelle internationale, comme ce fut le cas dans les années 1930, nous n’en sommes pas moins confronté·es à l’émergence d’un autoritarisme dangereux à l’échelle mondiale. Comment définir cette vague réactionnaire qui conquiert les gouvernements de la moitié du monde ? Et quel rôle historique joue-t-elle ?
L’émergence d’un autoritarisme mondial
Pour comprendre l’émergence, l’internationalisation et la vigueur de cette vague d’autoritarisme mondial, il faut analyser les quatre décennies d’expansion du modèle de gouvernance néolibérale et son impact sur la formation d’une culture politique profondément antidémocratique. La volonté incessante du néolibéralisme d’étendre le rôle marchand de l’État et l’assaut institutionnel des acteurs de l’économie privée, qui ont mis les pouvoirs publics à leur service, remplaçant toute réglementation et même les mécanismes minimaux de distribution par la liberté du marché et la protection des droits de propriété, ont constitué une véritable attaque contre la vie politique et le concept d’égalité.
La démocratie libérale, le plus faible des éléments constitutifs de la modernité européenne — avec l’État-nation et le capitalisme — est menacée par une sorte d’autoritarisme illibéral. Un processus accéléré d’oligarchisation, de démantèlement de l’État de droit et d’attaque contre les libertés des minorités comme véritable leitmotiv de l’action gouvernementale, de Trump à Bolsonaro, en passant par Modi, Duterte, Erdoğan, Orbán ou Poutine.
Nous ne pouvons dissocier l’émergence d’un autoritarisme croissant de la crise écologique. Cela a changé la signification même de la « fin de l’histoire », qui n’est plus perçue comme un horizon utopique de progrès et de démocratie perpétuels, mais comme un avenir menaçant d’insoutenabilité anthropocène. Immanuel Wallerstein affirmait que les crises cycliques du capitalisme seraient de plus en plus fréquentes à mesure qu’elles se heurteraient aux limites de la planète. Ce processus est proportionnel à l’augmentation des phénomènes climatiques extrêmes — sécheresses, inondations, vagues de chaleur, famines, entre autres — dérivés de la crise écologique en cours.
La prise de conscience que la nature est épuisable et que nous ne pouvons pas la transformer, la bouleverser et l’exploiter sans limites a mis en crise le paradigme même du « progrès » sur lequel s’est construite la modernité. Alors que le fascisme classique proposait un projet d’avenir, l’extrême droite actuelle, face aux craintes croissantes d’un avenir incertain propose un retour (impossible) à un passé d’« abondance », du moins pour la mal nommée « civilisation occidentale ». Une proposition réactionnaire qui rejoint l’utopie capitaliste de la croissance sans limites.
Nostalgie réactionnaire
Nous assistons à la montée d’une nostalgie réactionnaire qui s’articule autour de la promesse d’un retour au passé, de la récupération d’un mode de vie qui s’était constitué comme une garantie et qui est désormais perçu comme anéanti. La colère face à cette perte génère un sentiment de « droits bafoués » parmi des secteurs qui ont historiquement joui de privilèges relatifs. C’est là que s’inscrivent parfaitement les discours de restauration d’un passé glorieux qui caractérisent tant Trump que Poutine, depuis « rendre sa grandeur à l’Amérique » jusqu’à la « grande Russie ».
On voit également apparaître une sorte de microphysique réactionnaire qui se condense dans la reprise d’une vision autoritaire du modèle de vie promu notamment aux États-Unis, basé sur la consommation, la stabilité de l’emploi et l’accès aux biens matériels : le fameux American Way of Life (mode de vie américain), qui semblait mortellement blessé, mais qui, dans les pays d’Europe centrale, est une sorte de « chauvinisme du bien-être », comme l’appelait Habermas. Ainsi, la nostalgie du passé devient une stratégie pour annuler la possibilité d’imaginer un avenir différent.
En ce sens, la vague d’autoritarisme réactionnaire apparaît avec la fonction historique de tenter de soutenir un monde en crise, un modèle qui prend l’eau de toutes parts. Il s’agit d’une tentative de « retour à la normalité » du passé, qui s’exprime clairement dans des slogans tels que « Make America Great Again » ou « Let’s take back control » du Brexit. Cela repose sur la promesse de sécurité dans un monde de plus en plus incertain. Mais c’est une sécurité construite à contre-courant, qui repose sur l’insécurité de l’autre.
Ainsi, face aux peurs, aux incertitudes, aux limites de la planète et à la crise écologique — qui est elle-même une variante de la crise systémique du capitalisme générant un imaginaire de plus en plus réactionnaire –, l’extrême droite offre une réponse et une alternative pour reprendre le contrôle : un autoritarisme en hausse, sous l’hégémonie de « supermonopoles hyperprédateurs », comme les définit Cédric Durand, qui ont en Trump et Musk leurs principaux représentants.
Loin d’être une anomalie, la montée des forces autoritaires d’extrême droite doit être comprise précisément comme une conséquence de la crise systémique. Nous ne devrions pas voir Trump uniquement comme le Frankenstein du Parti républicain, mais comme la manifestation d’un phénomène qui transcende les frontières américaines : l’autoritarisme réactionnaire. Il est donc crucial d’analyser la victoire de Trump non pas comme un accident de la politique américaine, mais comme le symptôme de notre entrée dans une nouvelle ère : celle de l’autoritarisme réactionnaire.
Miguel Urbán