Les ouvrières ont toujours travaillé et ont toujours lutté pour de meilleures conditions de travail et de salaire. Les grèves dans les secteurs industriels féminisés pâtissent néanmoins d’une moindre visibilité dans l’histoire du mouvement ouvrier français. Plusieurs recherches récentes s’attellent néanmoins à y remédier. Elles montrent les obstacles aux mobilisations des femmes, mais aussi ce qui permet leur succès.
Du fait d’une division sexuée du travail militant qui a la vie longue, les femmes occupent souvent les postes de l’ombre dans les grèves mixtes, qu’il s’agisse de cuisiner pour les grévistes, de faire le secrétariat du syndicat ou de s’occuper des enfants. La brochure rédigée par les ouvrières de Lip après la grande grève de 1973 fait état de cette frustration des militantes face aux rigidités des fonctionnements habituels (Lip au féminin, 1977).
Qu’en est-il des luttes de femmes dans les secteurs où elles sont majoritaires ? Les études sur les luttes dans le secteur du textile-habillement montrent, en effet, que les femmes peuvent alors accéder aux positions de responsabilité et mettre en avant leurs revendications. Les luttes qui s’y déploient revendiquent, hier comme aujourd’hui, une meilleure reconnaissance salariale et sociale de leur travail. C’est tout l’enjeu des grèves des ouvrières de l’usine de lingerie Chantelle dans l’agglomération nantaise où la dignité des ouvrières est au cœur des luttes des années 1970-1980 quand il faut s’opposer à la discipline d’usine et au salaire au rendement. Il en est encore question dans les années 1990-2000 quand c’est l’emploi qui est menacé : emplois peu qualifiés, ils subissent de plein fouet la délocalisation dans des pays à bas coûts salariaux^1^. L’histoire semble se répéter tant les conflits les plus récents dans ce secteur mettent en mots le manque de valorisation professionnelle et les faibles salaires au moment des annonces de licenciements massifs qui secouent sporadiquement le secteur depuis les années 1960. Pensons aux luttes des ouvrières des usines Lejaby dans les années 20102 ou à celles des ouvrières de Vertbaudet qui se sont mobilisées plusieurs semaines en 2023 à Marquette-lez-Lille dans le Nord.
La conquête d’une légitimité
Qu’est-ce qui a changé alors ? On peut dire que ces luttes ont gagné en visibilité. Les articles de presse s’intéressent à ces femmes en lutte et leur donnent la parole, alors que dans les années 1970, elle était surtout donnée aux secrétaires généraux des unions locales ou départementales qui les encadraient. Cela tient en partie de l’évolution des formats journalistiques qui ont tendance à plus s’intéresser aux aspects personnels qu’aux enjeux sociaux plus généraux, mais aussi à une légitimité conquise par des années de combats féministes, en dehors et à l’intérieur du mouvement ouvrier.
Si la grève a toujours été difficile, il est clair que la précarisation des emplois affecte particulièrement les propensions à se mobiliser. Comment construire la cohésion du groupe militant, si crucial dans les dynamiques de mobilisations, en particulier pour des femmes souvent peu socialisées à la pratique militante, quand l’emploi ne tient qu’à un fil et quand la division sexuée et raciale du travail crée des distances et des divisions ? Par ailleurs et comme le note Marlène Benquet à propos des caissières^3^, la précarité n’est pas qu’économique, elle est aussi organisationnelle (comment s’organiser quand on ne connaît pas son planning à l’avance ?) et projectionnelle (comment s’organiser quand on est fondamentalement inquiet·e pour son avenir ?). C’est ce dont témoignent les ouvrières des conserveries de Douarnenez rencontrées par Tiphaine Guéret pour son livre Écoutez gronder leur colère (Libertalia, 2024). Un siècle après la célèbre grève des Penn sardin, la solidarité est difficile à construire. Cette réalité de travail que connaissent beaucoup d’ouvrières et d’ouvriers n’empêche pourtant pas les actions. Dans les conserveries, un débrayage a été possible en mars 2024 parce que les délégué·es syndicaux·les avaient cette fois fait l’effort d’impliquer les femmes migrantes des différentes communautés présentes dans l’usine. Petite action, mais grand écho dans un collectif de travail peu habitué à se rebeller.
Usines et services à la même enseigne
Les ouvrières et employées du tertiaire font partie des travailleuses dont les luttes ont été les plus visibles ces dernières années. Les travailleuses du nettoyage de Marseille en 2016^4^ ou de Paris à l’hôtel Ibis de Batignolles en 2019 sont devenues des figures récurrentes des luttes ouvrières au féminin, rappelant qu’une grande part des ouvriers et ouvrières travaillent aujourd’hui dans les services. On y retrouve l’opposition au travail à la chambre — équivalent du travail à la pièce qui entraîne une pression au rendement — et une demande de reconnaissance dans une situation de sous-traitance les privant de leurs droits.
Si les luttes des travailleuses du care sont anciennes, la crise sanitaire de 2020 a participé d’une mise en lumière de luttes souvent invisibles. Les aides à domicile se sont ainsi organisées en un collectif — la Force invisible des aides à domicile — et ont conquis une parole dans l’espace public. Ce collectif réactive la forme d’organisation en coordination caractéristique de milieux professionnels féminins qui ne se retrouvent pas forcément dans le cadre syndical. C’était notamment le cas des infirmières dans leur mouvement de 1989-1990 qui visait à organiser la profession dans son ensemble en dehors des cadres syndicaux, sources de divisions, selon elles. Pour les aides à domicile relevant de trois conventions collectives différentes, la fragmentation des fédérations syndicales dont elles relèvent pose en effet problème. Ceci étant dit, les enquêtes de terrain sur ces collectifs en ligne montrent que ceux-ci reposent souvent sur des militantes syndicales — souvent à la CGT — et des réseaux professionnels préexistants. Ces formes de mobilisation coexistent avec des formes plus classiques de grève que l’on sait particulièrement difficiles dans ce milieu professionnel, mais, comme dans les hôtels, sont possibles à l’échelle d’une organisation, où les liens d’interconnaissance et la structuration syndicale favorisent la lutte. C’est le cas des Domidom de Caen en 2022 qui ont obtenu, après 45 jours de combat, une augmentation salariale et la revalorisation de leurs indemnités kilométriques.
L’indispensable solidarité
Dans toutes ces luttes, la question du budget est centrale : les femmes se mobilisent pour leur salaire et pour leur emploi. En tant que traditionnelles responsables des comptes de la famille, les femmes apparaissent légitimes à revendiquer des revenus suffisants pour faire vivre leur famille. Néanmoins, dans l’histoire ouvrière, elles sont bien plus souvent dépeintes dans la posture de soutien aux grèves de leur mari au nom de la préservation du salaire familial. On peut voir ici une mutation dans le fait que les ouvrières de Vertbaudet par exemple mettent en avant dans leurs témoignages la nécessité de leur salaire dans l’économie familiale, ce d’autant plus que plusieurs sont des familles mono-parentales. Comme le soulignent les enquêtes sur les femmes impliquées dans les Gilets jaunes, c’est à partir de cette question du budget qu’elles ont pris une place importante dans ce mouvement, en articulant dans leurs discours leur posture de travailleuses et de responsables de famille.
Malgré tout, l’engagement dans une grève, pour ce qu’elle implique de temps, de manque à gagner et d’énergie, continue à être plus difficile pour les femmes à qui incombe toujours la part principale du travail domestique et parental. Hier comme aujourd’hui, ce sont bien les caisses de grève et les solidarités locales entre femmes, dans les quartiers et les familles, qui leur permettent de tenir.
Ève Meuret-Campfort
1. Eve Meuret-Campfort, Lutter « comme les mecs ». Le genre du militantisme ouvrier dans une usine de femmes,
Le Croquant, 2021.
2. Marlène Benquet, Fanny Gallot, « Janine Caillot, Lejaby : la volonté d’en découdre », Travail, genre et sociétés, vol. 1, n° 31, 2014.
3. Benquet Marlène, Les damnées de la caisse : enquête sur une grève dans un hypermarché, Le Croquant, 2011.
4. Saphia Doumenc, « Anarcho-syndicalisme et nettoyage : l’improbable politisation de la lutte par le recours juridique », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61, n° 4, Octobre-Décembre 2019.