Comment comprendre les attaques régulières des responsables politiques contre des décisions de justice? L’État de droit est-il un ordre immuable et ne supportant aucune critique ? Après les derniers épisodes en date, faisons ici un point rapide — mais nécessaire — sur ces questions.
La chorégraphie est rodée : un tribunal rend une décision. On la qualifie d’« ubuesque », on trouve que « la décision […] devrait revenir au peuple »^1^, que le projet empêché bénéficie d’un large soutien local de la part des élu·es, des habitant·es et des acteur·ices économiques^2^. Qu’il s’agisse de l’annulation de la dérogation de raison impérative d’intérêt public de l’autoroute A69 entraînant l’arrêt du chantier ou de la condamnation pour détournement de fonds publics à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire de Marine Le Pen, ces commentaires de politiques n’abordent pas le fond, mais situent le débat exclusivement sur le terrain de la souveraineté : le peuple devrait pouvoir décider seul, sans que des juges n’interfèrent dans le processus. Ce que Bruno Retailleau a résumé par « l’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré »^3^.
L’État de droit est justement l’idée de la limitation de la puissance publique : d’abord en la forçant à suivre les règles de droit qu’elle a elle-même édictées, puis en reconnaissant des droits et libertés fondamentales auxquelles les règles de droit et l’action publique doivent se soumettre. Les décisions publiques particulières doivent donc être prises en suivant des procédures générales et subordonnées à des objectifs fondamentaux, et des juges sont chargé·es de vérifier cette adéquation.
Limitation du pouvoir de l’État
L’État de droit est une construction vivante, où progressivement des garanties procédurales sont ajoutées (jusqu’en 2000, il n’y avait pas d’appel possible pour les jugements criminels, rendus en cour d’assises) et des droits reconnus comme fondamentaux (soit par une modification des textes fondamentaux — comme lorsque la Charte de l’environnement a été élevée à la valeur constitutionnelle en 2005, faisant du droit à l’environnement un droit fondamental — soit par une nouvelle interprétation des textes existants — comme lorsque le Conseil constitutionnel a, pour la première fois en 2018, tiré des conséquences de ce que la devise de la République française contienne le mot « Fraternité » et a consacré un principe constitutionnel de fraternité). Comme toute construction vivante, la construction de l’État de droit est faite de tâtonnements, de lois qu’on modifie, de décisions de justice choquantes, de revirements de jurisprudence. La possibilité de recours, non seulement contre les décisions de l’État, mais aussi contre les décisions de justice, est centrale.
Dans les deux exemples cités en introduction, l’absence de possibilité de recours est un argument utilisé contre l’État de droit : comme Marine Le Pen est inéligible avec exécution provisoire, le problème ne serait pas sa condamnation, mais bien que la prochaine élection présidentielle pourrait avoir lieu avant l’appel. Comme le chantier de l’A69 est déjà commencé, annuler le projet maintenant causerait des surcoûts énormes. Dans les deux cas, nous dit-on, le jugement de première instance entraîne des conséquences graves et irrémédiables. Si la critique porte, c’est parce que la justice française est complètement embolisée par manque de moyens : il a fallu neuf ans entre le début de l’enquête et le prononcé des peines des hiérarques du Rassemblement national, et six ans entre les premières autorisations et la suspension du chantier de l’A69. Avec de tels délais, maintenir la primauté de la procédure et du droit paraît bien difficile — mais ignorer des décisions de justice ne règlera pas les questions de délais. On peut critiquer l’État de droit, bien sûr : par la hiérarchisation entre les normes, certaines devenant quasiment impossibles à modifier, par la construction d’institutions chargées de les interpréter, c’est un projet conservateur ; par son insistance sur la protection de libertés individuelles, c’est un projet libéral. C’est néanmoins un des rares outils permettant que les grands principes ne soient pas seulement affichés mais aussi concrètement appliqués.
Luc Pellissier
1. Jean-Luc Mélenchon, 31 mars 2025.
2. Philippe Tabarot, ministre des Transports, 27 février 2025.
3. 29 septembre 2024.