Entretien avec Odile Maurin, présidente de Handi-social Réclamer le droit à la vie autonome

Vingt ans après, quel est votre bilan de la loi de 2005 ?

C’est un échec. La loi a été écrite pour permettre le maintien du secteur spécialisé sans permettre pour autant le droit de vivre réellement en milieu ordinaire. Concernant, par exemple, le droit à la vie autonome, on peut obtenir l’attribution d’une aide humaine pour des actes dits essentiels : elle peut vous mettre la cuillère dans la bouche, mais pas cuisiner ni faire les courses. C’est une hypocrisie. Si on prend l’exemple d’une femme que Handi-Social a défendue : elle est handicapée, avec un enfant, elle se sépare de son conjoint, on la loge en urgence dans un appartement au deuxième étage sans ascenseur alors qu’elle doit utiliser un fauteuil électrique, et on lui reproche d’utiliser les aides à domicile pour faire les courses alors qu’elle ne peut sortir de chez elle. Et comme elle ose se plaindre d’un service maltraitant qui lui envoie une multitude d’intervenant·es non formé·es, le service d’aide à domicile la dénonce au département en disant qu’elle utilise sa prestation de compensation du handicap (PCH) pour des choses interdites. Nous l’avons accompagnée au tribunal pour son recours. La MDPH a constitué un dossier à charge avec la complicité des prestataires maltraitants. Certaines personnes handicapées sont obligées de retourner dans les instituts parce que tout est fait pour ça. D’autres préfèrent mourir. Les plannings de l’aide à domicile sont organisés pour rentabiliser les interventions avec du personnel faisant « fonction de » qui en réalité n’est pas adapté aux besoins de personnes, ce qui engendre de la maltraitance.

C’est le cas aussi des personnels qui bossent dans des conditions délirantes. Tout doit être fait à toute vitesse. Cela donne des gens qui sont oubliés, abandonnés parce que personne ne vient pendant deux jours, c’est banalisé.

Concernant la mise en accessibilité du bâti, c’est un échec aussi.

En 2014, la loi Elan divise par cinq le nombre de logements accessibles qui n’était déjà pas de 100 % dans le neuf malgré la croyance colportée par les gestionnaires. L’association des paralysés de France (APF), organisation gestionnaire qui parle à notre place et que l’ONU dénonce, avait accepté le principe d’un quota, avant même que la loi soit présentée à l’Assemblée nationale. Comment peut-on accepter le principe d’un quota ? Ça veut dire qu’on vous interdit de rendre visite à vos voisins ou à vos familles. C’est un problème de fond. Il faut aussi parler du scandale de l’habitat dit inclusif : en regroupant les personnes handicapées, il permet de recréer des petites institutions, tout en cassant les droits des personnels, puisqu’ils ne sont plus couverts par les conventions collectives protectrices.

Tant que les organisations gestionnaires seront présentées comme des organisations représentatives qu’elles ne sont pas et seront les interlocuteur·ices des pouvoirs publics pour ce qui nous concerne, on ne pourra pas avancer.

Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les associations gestionnaires, en quoi elles sont problématiques ?

Ce sont des associations comme l’APF, l’Unapei, l’APAJH, LADAPT… L’APF, par exemple, gère des instituts médico-éducatifs (IME), des maisons d’accueil spécialisées (MAS)… L’Unapei gère des Itep et des IME.

L’article 1er de la loi de 2005 qui concerne la représentation des personnes handicapées prévoit la participation des associations gestionnaires d’établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) sans les distinguer des autres associations. Mais, selon l’ONU, il faut remplir trois conditions pour être une association représentative : être composée majoritairement de personnes handicapées ; être dirigée par des personnes handicapées. Cette deuxième condition est parfois remplie car il y a des personnes handicapées dans les conseils d’administration au niveau national ; enfin, les associations ne doivent avoir aucune implication dans la gestion des établissements.

Ces trois conditions sont cumulatives et les associations gestionnaires ne les remplissent pas, notamment du fait qu’elles dirigent des ESMS.

D’ailleurs, c’est ce que dit l’ONU dans le rapport de 2021, un bilan d’étape de l’application de la convention ONU des droits des personnes handicapées, ratifiée par la France en 2010, mais inappliquée. L’ONU reproche à la loi française d’assimiler les associations de prestataires et de gestionnaires de services aux organisations de personnes handicapées, et a demandé de modifier l’article 1er. En vain.

Le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) qui participe à la mise en œuvre de la politique du handicap, en France, est majoritairement composé de gestionnaires et son président et ses membres sont choisi·es par le gouvernement. C’est comme si on avait un conseil de personnes âgées et qu’on y mettait Orpéa et Korian, poids lourds des Ehpad. Il y a clairement un conflit d’intérêt. On ne peut pas en même temps gérer des établissements et parler à la place des personnes qui y vivent. Et les personnes handicapées qui représentent parfois ces gestionnaires ne peuvent représenter les personnes handicapées. Cette question de la représentativité est centrale. Il faut mettre des mécanismes pour élire les représentant·es parmi les associations qui répondent aux conditions de l’ONU.

Les personnes handicapées s’approprient-elles la lutte antivalidiste ?

Ce n’est pas parce qu’on est handicapé·e qu’on n’est pas validiste. C’est comme pour le racisme ou le sexisme. Comme ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on n’a pas tendance à défendre nos bourreaux. Si on n’a pas accès à l’information pour déconstruire, on reste validiste.

On est face à une injonction : en tant que personne handicapée, on est une petite chose ou alors on performe le handicap et on devient le/la bon·ne handicapé·e qui s’adapte à la société. C’est prégnant dans la société. C’est ce qu’entretient le médico-social, on leur explique qu’iels ne pourraient pas vivre ailleurs. Par exemple, l’Asei à Toulouse a nommé son dernier établissement « Cité de l’autonomie ».

Elle organise des sessions pour préparer les jeunes à l’autonomie en les envoyant dans des appart’hôtels inaccessibles avec très peu d’heures d’aide humaine. Quand ils ou elles reviennent, c’est en étant convaincu·es que leur place est en institution.

Alors que selon l’ONU et son sous-comité de prévention de la torture, tous les établissements sont des lieux de privation de liberté. Surtout, d’autres pays les ont fermés, donc c’est possible, mais encore faut-il donner les moyens pour être accompagné·e en milieu ordinaire.

Vous utilisez le terme de personne handicapée plutôt que personne en situation de handicap, pourquoi ?

On n’utilise plus le terme de personne en situation de handicap, non pas que ce soit faux mais ce vocabulaire a tellement été récupéré par celles et ceux qui sont pour une politique destructrice de nos droits qu’on l’a abandonné. On utilise le terme de personne handicapée, car on est handicapé·e par notre environnement. En situation de handicap, ça ne veut pas forcément dire que c’est lié à l’environnement, ça pourrait à cause de la pathologie.

Ce ne sont ni nos capacités ni nos déficiences qui empêchent notre participation à la vie sociale. C’est une organisation de la société, une organisation de l’espace public, le manque de moyens de compensation qui empêchent notre participation. C’est à nous de décider comment on s’appelle et pas à des tiers.

L’ONU reproche aussi à la France de maintenir les établissements et services adaptés au travail (Esat), qu’en pensez-vous ?

Ce sont des lieux d’exploitation, là aussi c’est la duplicité des associations qui ont introduit ce concept après les centres d’aide par le travail (CAT) depuis la loi de 2005, ce qui a permis de baisser le taux de personnes handicapées qui doivent travailler en milieu ordinaire. Les entreprises doivent embaucher 6 % de personnes handicapées. C’est aberrant, les chiffres de l’OMS, c’est 16 % d’une population, alors pourquoi 6 % ? On a renvoyé certain·es à des lieux d’exploitation qui sont présentés comme des endroits où on leur demande une efficience réduite. Cela a pu être vrai à une époque, mais ce n’est plus du tout le cas. Les personnes qui sont recrutées aujourd’hui dans les Esat sont les moins handicapées et pourraient l’être facilement en milieu ordinaire.

L’Esat, c’est la suite de la filière des IME, où l’on prépare des enfants handicapé·es à être exploité·es, avec un accès à la scolarité quasi inexistant sans parler des prédateurs attirés par ce milieu clos.

L’Association d’aide à l’emploi des personnes handicapées (Agefiph) n’est pas une association représentative. Elle n’est ni composée ni dirigée par des personnes handicapées. Ce sont des émanations des pouvoirs publics, co-dirigées par des associations gestionnaires et des organisations syndicales. Il faudrait fixer des conditions draconiennes aux entreprises et collectivités sur l’emploi des personnes handicapées.

On organise au travail la maltraitance des personnes handicapées, on ne compense pas la déficience, on fait porter à l’ensemble du collectif de travail la charge de suppléer à l’éventuel manque d’efficience de la personne handicapée. Puis on lui fait payer le fait de ralentir le rythme des autres.

Dans les Esat, ce qui est pernicieux, c’est le rapport de domination entretenu par l’absence de droit du travail applicable. Une rentabilité est demandée et c’est un domaine où le médico-social fait encore du fric.

Sur la loi de fin de vie, les associations gestionnaires ont donné un avis favorable car c’est un nouveau marché avec la possibilité de créer des établissements pour la fin de vie. Après les enfants et les adultes, la fin de vie est un nouveau marché.

L’ONU réclame la désinstitutionalisation. C’est un processus qui implique un moratoire sur toute nouvelle place en ESMS et un cadre légal pour l’autonomie avec les moyens pour la vie autonome et 100 % de logements accessibles.

Et après on pourra fermer les établissements. Si certain·es qui y ont passé toute leur vie veulent y rester, on ne va pas les obliger à en sortir… mais commençons par nous donner les moyens. On ne peut pas se réclamer de l’ONU pour l’application du droit international pour la Palestine et l’ignorer pour les droits des personnes handicapées, comme le font aujourd’hui trop d’organisations qui se disent de gauche.

Propos recueillis par Dominique Angelini

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