*Entretien avec Mélanie Gourarier*, anthropologue, chercheuse au CNRS*
Alors que le Haut Conseil pour l’égalité entre les femmes et les hommes pointe, dans ses rapports sur l’état du sexisme, une expression forte de réflexes masculinistes (notamment chez les jeunes hommes), que le cyberharcèlement contre les féministes tente d’intimider et de freiner les engagements ou que la virilité comme
la domination masculine sont réaffirmées, en particulier par les gouvernants de grandes puissances, la question du masculinisme devient prégnante. Pourtant, si cette idéologie se pare de modernité, elle est au contraire ancrée depuis longtemps dans notre société.
✔Qu’est-ce que le terme de masculinisme recoupe ?
Il ne s’agit pas d’un groupe de personnes ou d’un mouvement politique, mais d’une manière de penser le monde. C’est une idéologie qui imprègne la pensée ordinaire, la société, et qui donne explicitement une place à l’identité masculine voulue comme hégémonique ou conçue sur le mode de la réforme. Évidemment, il existe plusieurs degrés d’intensité du masculinisme, alors je donnerai une définition minimale afin de ne pas manquer le continuum du masculinisme : celle d’une idéologie qui diffuse un certain rapport au monde ancré sur la question de la masculinité qui se structure autour d’une manière de croire que l’homme est menacé. Elle se fonde sur une conception de la masculinité comme une identité spéciale, problématique, qui serait en perte de vitesse, dans une société moins en sa faveur, et qu’il faut donc renforcer ou réformer.
✔Est-ce un mouvement récent ?
Même si on peut dater l’apparition du concept de masculinisme, la pensée masculiniste se retrouve bien avant cette terminologie. En effet, ces discours ne sont pas nouveaux et se retrouvent à toutes les époques dans l’histoire, de manière récurrente. Les discours d’inquiétudes et victimaires sur une dépréciation prétendue de la masculinité, son efféminement, la crainte de sa disparition existent dès l’Antiquité. On trouve par exemple chez Sénèque la crainte qu’un certain mode de vie luxueux puisse générer une forme d’affaiblissement, d’amoindrissement de la masculinité, dans une idée de puissance masculine. Lorsque Trump ou Musk partent du présupposé que cette crise serait une question nouvelle, dans une parole contemporaine qui dit « ça y est, aujourd’hui, on vit la crise du masculinisme », c’est vraiment le mode de fonctionnement ordinaire du discours de crise : la penser comme inédite. Ils se reposent sur une forme d’oubli que cette nouveauté est permanente ! En réalité, plus on cherche à savoir de quand date la crise de la masculinité, plus on remonte dans un passé sans fond.
✔Quelles sont les dynamiques actuelles ?
L’impression d’une organisation plus structurée, plus puissante, qu’on retrouve notamment par la lecture de l’importance des réseaux sociaux, peut laisser croire à un renforcement du masculinisme. Mais la perspective historique s’avère quand même nécessaire. Même s’il est indéniable que les avancées pour l’égalité et le droit des femmes sont actuellement menacées, cette menace en fait n’a jamais disparu. Si l’on se penche par exemple sur les archives de l’INA retraçant les affaires de viols dans les années 1970, la domination masculine est tellement banale qu’elle rejaillit partout et surtout dans les discours ordinaires qu’on qualifierait, avec les mots d’aujourd’hui, de décomplexés. On ne parlait pas alors de diffusion de l’idéologie masculiniste et pourtant elle était omniprésente. Donc la question de la recrudescence du sexisme ne doit pas masquer que celui-ci n’a jamais disparu mais s’actualise plutôt.
✔Est-ce aussi une réaction aux dynamiques féministes ?
L’idée que le masculinisme serait une réaction au féminisme rend le féminisme responsable de la diffusion de ces discours masculinistes. Or, ces inquiétudes d’affaiblissement de la masculinité n’apparaissent pas forcément au moment où cette masculinité est réellement menacée par les luttes féministes. C’est le cas aujourd’hui lorsque, dans un contexte néolibéral, les multinationales ou les politiques sont tenus par des hommes, grands dirigeants, qui s’inquiètent de la disparition de la masculinité, alors que ce que l’on voit surtout c’est que ce sont eux qui détiennent les pouvoirs.
Ces liens de causalité servent surtout à délégitimer la lutte féministe et le combat pour l’égalité, comme si elle revêtait un caractère désuet, voire dangereux, d’un maintien d’une lutte pour l’égalité prétendument acquise. Laissant croire que ce combat ne serait plus actuel.
✔Comment endiguer cette idéologie ?
Il est difficile de répondre à cette question car une des spécificités du masculinisme, en tant qu’idéologie, c’est de s’adapter à la transformation sociale. Pour endiguer le masculinisme, il faudrait une transformation profonde des structures sociales et de l’organisation du monde tel qu’on le connaît, une transformation de la dominance d’une pensée néolibérale, du capitalisme, des autres rapports de domination, à la guerre. C’est toute une structure, tout un monde qui a besoin du masculinisme pour fonctionner. Pour combattre le masculinisme, c’est donc tout ce rapport au monde qu’il faut changer.
Propos recueillis par Mathilde Blanchard
*Mélanie Gourarier est spécialisée dans l’anthropologie de genre et des sexualités, de la parentalité. Elle étudie, entre autres, les questions de masculinités et est l’autrice de Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes aux éditions du Seuil.
Pour aller plus loin…
À voir
● « Alpha mâle, la pensée masculiniste et ses adeptes » : conférence en ligne de Mélanie Gourarier en accès libre sur le webmedia de l’université de Rennes 2, dans le cadre des « mardi de l’égalité » L’AIRE D’U.fr● « Masculinisme, la violence décomplexée », décryptage de 10 mn dans « Les dessous des cartes » sur arte.tv
● « Mascus, les hommes qui détestent les femmes », documentaire en replay sur France télévision
À écouter
● « Contre la rhétorique masculiniste » un épisode (32) du podcast « Les couilles sur la table » de Victoire Tuaillon sur binge.audio
● « Être un bon homme », série de podcasts en quatre épisodes, dont l’épisode 3 « La grande peur d’alpha » sur radiofrance.fr
À lire
● Alpha mâle. Séduire les femmes pour se retrouver entre hommes de Mélanie Gourarier – éditions Seuil
● Antiféminismes et masculinismes, d’hier et d’aujourd’hui Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis Déri – éditions PUF
● La terreur masculiniste de Stéphanie Lamy – éditions du Détour
● Formés à la haine des femmes de Pauline Ferrari – éditions Lattes
● La fabrique des masculinités au travail de Haude Rivoal – éditions La Dispute