Hôpital public en crise

Entretien avec Julien Terrier, Sécretaire CGT du CHU Toulouse

Les médias parlent sans arrêt d’un « hôpital en crise ». Quelle est la situation réelle de l’hôpital public en France ?
La crise est méticuleusement organisée depuis longtemps. L’état financier des hôpitaux est saboté par l’endettement. Pour tout nouveau projet, un hôpital doit emprunter sur les marchés financiers à des taux exorbitants. Le CHU de Toulouse rembourse 60 millions d’euros par an, dont 12 millions d’intérêts, aux banques commerciales, soit l’équivalent de plus de 1 000 postes ! C’est une partie de ce qu’il nous manque pour bien soigner. Les hôpitaux paient une taxe sur les salaires de 5 milliards d’euros tous les ans (soit 90 000 postes !), c’est un transfert d’argent de la Sécu vers l’État pour organiser le déficit. Chaque hôpital est donc incité à supprimer des postes et des lits. La tarification à l’acte nous transforme en usine à soins. Le management pathogène actuel vise à nous dégoûter de l’engagement au service du public et nous rendre « privé compatible ». Le gel des salaires dévalorise nos professions, empêche de recruter et de maintenir le personnel qui préfère parfois changer de carrière.
Le privé prospère sur les dysfonctionnements hospitaliers. Là où le service public recule, les Agences régionales de santé (ARS) aident aux rachats de cabinets de radiologie, de cabinets médicaux par des groupes à but très lucratif.
La baisse de l’Aide médicale d’État creuse encore plus le déficit en ne finançant plus les soins qui continueront à être donnés. L’hôpital ne tient que par la conscience professionnelle des agent·es qui continuent à soigner au mieux et à innover malgré les contraintes, mais pour combien de temps ?
Quelles incidences cet état de crise a-t-il sur les patient·es et les conditions de travail des personnels ?
La saturation des urgences et le manque de lits sont des pertes de chances voire des mises en danger dans les situations les plus aiguës. Le « retard au soin » qui aggrave globalement l’état de santé des populations les plus précaires ou habitant dans des déserts médicaux est difficile à quantifier. L’urgentiste Christophe Prud’homme (CGT santé et Association des médecins urgentistes de France) estime à 1 500 ou 2 000 décès évitables par an dans les services d’urgences du pays. À Toulouse, en février 2024, un patient hospitalisé depuis 9 jours dans un box de consultation faute de place en psychiatrie s’est suicidé. La veille, il y avait eu un viol et une agression sexuelle de patientes dans ce même service, c’est gravissime ! Depuis, il y a eu deux nouveaux suicides de patients en psychiatrie. Nous accompagnons les familles pour que tous et toutes les responsables, notamment institutionnel·les, soient condamné·es. La fin de l’impunité est essentielle pour que les choses changent.
Le gros problème, c’est l’inadéquation entre le personnel et la charge réelle en soins. Le ratio soignant·e/soigné·e moyen tend à baisser. Cela n’est plus compatible avec des soins correspondant aux règles de métier : il faut travailler plus, revenir pendant son repos, faire des heures supplémentaires et donc se briser la santé. Les absences et les accidents de travail explosent depuis la suppression des CHSCT dans les hôpitaux en 2022 (+30 % de déclarations d’accident de travail entre 2022 et 2023 au CHU de Toulouse). Aucune politique de prévention de la santé du personnel n’est mise en place dans le cadre des restructurations. Depuis le Covid, nous savons que les métiers hospitaliers sont des métiers dangereux et dans les conditions actuelles, une infirmière hospitalière pourra enchaîner les nuits et week-end jusqu’à 64 ans… Avant 2010, elles pouvaient partir à 55 ans ! Il faut, à présent qu’elles accèdent à la catégorie « super active » pour un départ à la retraite à 55 ans (en fait 57 ans depuis la réforme Borne).
De quoi l’hôpital public aurait-il besoin immédiatement pour faire face à la situation ?
Il faut augmenter les salaires, redonner l’envie à de nombreux soignant·es de rester ou de venir travailler à l’hôpital. Il faut supprimer le sabotage financier : la dette des hôpitaux doit être annulée entièrement, il faut augmenter le taux de cotisation de la Sécurité sociale pour que les hôpitaux puissent investir sur fonds propres sans devoir supprimer des lits et des postes et la taxe sur les salaires doit être supprimée.
La loi sur des ratios soignant·e/soigné·e, contraignante dans chaque spécialité, peut être un levier, à condition d’en avoir les moyens. Rendre illégal le sous-effectif hospitalier est fondamental. Au-delà de sept patient·es pris·es en charge en chirurgie, le risque de complications et de mortalité augmente (étude du journal The lancet). Aujourd’hui la majorité des services de chirurgie ont un binôme pour dix voire douze patients.
Les CHSCT doivent être rétablis dans les hôpitaux avec droit de veto sur les restructurations pathogènes et le CSE doit pouvoir bloquer des projets présentant un problème de santé publique.
Le management toxique et le harcèlement institutionnel doivent être fortement punis. Les peines pour les violences de patient·es envers le personnel hospitalier sont plus sévères, ce doit être le cas pour les agissements institutionnels envers le personnel hospitalier.
La démocratie sanitaire doit devenir une réalité, les ARS doivent être supprimées et remplacées dans les CPAM par une assemblée décisionnelle de mouvements sociaux, habitant·es élu·es par les assuré·es sociaux.
Concernant les déserts médicaux, il faut créer partout des centres de santé publics hospitaliers, tournés vers la prévention, avec des médecins hospitaliers au plus près du domicile.
Quels seraient les leviers de mobilisation pour les obtenir ?
La clé est la mobilisation convergente entre les habitant·es, les usager·es et les hospitalier·es. Il est difficile de construire ce genre de mobilisation mais celles que l’on a pu vivre ont été victorieuses. Les hospitalier·es ont du pouvoir. Une grève, même perlée, de toutes et tous les agent·es, en même temps, générerait un chaos organisationnel très important sans mettre en danger les patient·es. Il faut être créatifs dans nos mobilisations. Notre clip de 2018, Basique, qui décrivait déjà la situation actuelle, a redonné le goût à la mobilisation. Il y a de la résignation mais aussi une réelle volonté de défendre l’hôpital public, la Sécurité sociale et de refuser les déserts médicaux, la rentabilité et le profit dans la santé.
Le financement des hôpitaux et du système de santé en général vient de nos fiches de paye, c’est le salaire socialisé, les cotisations cumulées de toutes et tous les salarié·es de ce pays qui financent nos salaires, le fonctionnement et les investissements lourds, l’enseignement des métiers de santé et une partie de la recherche médicale. Les capitalistes ont horreur de ce système et tentent de le saboter. L’égalité salariale et la régularisation des sans-papiers donneront davantage de moyens à la Sécurité sociale et au système de santé qui sont un bien commun qu’il faut défendre ensemble. La lutte pour le 100 % Sécu, l’intégration des mutuelles dans le régime général, est un facteur de mobilisation.
Propos recueillis par Bernard Beswarte