“Discipliner” la pensée pour émanciper l’Homme

La notion de discipline scolaire est complexe et polysémique, elle offre pourtant une entrée structurante dans les savoirs scolaires (qui sont organisés autour des disciplines).

Par exemple, l’attrait pour la discipline reste la raison principale de l’orientation professionnelle des enseignant-es du second degré.

Pourtant, entre hiérarchie des disciplines, déstructuration des contenus d’enseignement, avènement des compétences au détriment des connaissances, la notion de discipline est malmenée et mérite une réflexion approfondie.

Cette question se pose en effet de façon aiguë car elle percute à la fois notre conception des contenus d’enseignement et de leur finalité, et des questions de métier et de culture professionnelle.

Il n’existe pas de césure entre les enseignant-es du premier degré, polyvalents par définition, et celles et ceux du second degré, mono ou bivalents.

Même si ces derniers revendiquent une entrée disciplinaire comme garantie de la maîtrise d’un haut niveau de connaissances dans un domaine précis, les disciplines existent bien, à part entière, dès l’école primaire. La différence n’est qu’organisationnelle.

**Quelle définition de la discipline ?

Il est difficile de parler d’une discipline identique sur l’ensemble du cursus scolaire pour différentes raisons : les disciplines ne sont pas désignées par les mêmes dénominations, et ce n’est pas un hasard.

Si l’on prend l’exemple du français, appellation générique, cette discipline sera plutôt centrée sur la « lecture » au début de l’école élémentaire, elle se décomposera en sous-disciplines plus tard, notamment au collège (orthographe, grammaire, expre­ssion écrite…), elle sera plus proche de la littérature en classe de première mais se cantonnera à la communication au Lycée professionnel.

Cela revient à dire que la discipline est conditionnée par la finalité qu’on assigne à son enseignement. Cela pose la question de la catégorisation de tel ou tel enseignement en discipline.

Même si un découpage formel n’est ni nécessaire ni même souhaitable à tous les niveaux d’étude (pour l’élève de maternelle, par exemple), ça n’empêche pas pour autant la discipline d’exister.

Ensuite se rencontre un problème d’ordre pédagogique car l’incompréhension est souvent importante entre les enseignants du premier et ceux du second degré qui disent régulièrement « ne pas savoir » comment faire apprendre à lire quand un élève « non-lecteur » arrive au collège

Par ailleurs, si l’on s’accorde à dire que des « outils » sont nécessaires à tous pour entrer dans les apprentissages, ils devraient être au service de savoirs émancipateurs et non d’un prétendu utilitarisme.

Pour un élève de lycée professionnel, l’accès à la littérature est tout aussi important que pour l’élève qui prépare un bac général. La finalité assignée à l’enseignement scolaire doit donc résolument s’affranchir de tout objectif d’employabilité.

**Interdisciplinarité ? Champs disciplinaires ?

L’entrée disciplinaire dont se réclament les enseignant-es du second degré, parce qu’elle organise les savoirs, structure la pensée et facilite l’accès aux apprentissages, entraîne de nombreux dilemmes : elle donne lieu, de fait, à la hiérarchisation des disciplines, ce qui entre en conflit avec l’idée de culture commune, et la nécessité de tendre vers une école commune et polyvalente pour tous-tes.

Cette entrée peut seg­menter les savoirs et rendre difficiles les « ponts » entre disciplines. La polyvalence des enseignant-es du premier degré ne les met d’ailleurs pas à l’abri de tels défauts.

Pour faire sens, les programmes sont élaborés de façon à donner de la cohérence aux savoirs, et le travail interdisciplinaire est préconisé. Si l’approche interdisciplinaire reçoit l’assentiment des profs en général, elle rencontre toutefois une réelle limite, celle du respect de l’identité professionnelle des enseignant-es.

Et c’est là une question sensible car elle touche au cœur du métier : en l’occurrence, c’est ici qu’un hiatus apparaît entre enseignant-es du premier et du second degré.

Si les profs d’école sont très attachés à la polyvalence, ils ou elles reconnaissent n’être pas en capacité d’assurer toutes les parties des programmes et donc avoir des difficultés à assumer l’ensemble des champs disciplinaires.

Les profs du second degré, quant à eux très attachés à l’entrée disciplinaire, opposent souvent une réaction « corporatiste » de défense de leur identité professionnelle, face à la mise en place d’expérimentations [[EISP : enseignement intégré des sciences et techniques, expérimentation au collège : un prof enseigne trois disciplines : SVT, Physique et techno.]], ou les préconisations de développement de « champs disciplinaires ».

Ils pressentent en effet que, derrière la tentative de leur imposer une forme de polyvalence, se cache la volonté de diluer les contenus d’enseignement, de réduire leur format et leur volume, de les priver de substance…

Il suffit d’examiner certains enseignements (Histoire des Arts, par ex) qui ne sont pas labellisés « disciplines » par le Ministère : ils ne reposent pas sur un enseignant, ne donnent pas lieu à un horaire dédié, leur acquisition n’est validée que par une évaluation « maison » sans grande valeur objective…

Les différents « parcours » ou « éducations à… » relèvent du même constat : sous prétexte de « transdis­ciplinarité », si ces domaines ne reposent pas sur de réelles compétences et connaissances disciplinaires, ils risquent de ne se résumer qu’à une forme de Béhaviorisme, un « dressage » aux bonnes conduites.

Force est de constater que derrière la notion de disciplines, qui pourrait apparaître comme une conception « bourgeoise » sur la pertinence de « savoirs savants » face à la montée en puissance des compétences et la volonté ministérielle d’orienter les contenus vers davantage de professionnel, se cache un enjeu réellement politique : définir des contenus émancipateurs pour la jeunesse, c’est-à-dire les affranchir de toute finalité essentiellement liée à l’employabilité. ●

Mary David,

Jérôme Falicon,

Véronique Ponvert

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**La constitution des disciplines scolaires

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on ne parle pas de « disciplines » à l’école ; les enseignements sont différenciés mais aucun terme ne désigne le regroupement des savoirs, si ce n’est celui de « facultés ».

L’apparition des disciplines correspond au projet d’école de la Troisième République de « discipliner » les esprits : apprendre une discipline, c’est aussi apprendre la discipline.

La sélection des contenus scolaires doit contribuer à construire une identité nationale et à rompre avec les spécificités régionales ; l’enseignement de la langue, mais aussi de l’histoire, de l’instruction morale et civique, doivent y contribuer.

L’invention des disciplines va aussi avec la diversification des enseignements et la remise en cause au XXe siècle de la primauté des humanités classiques.

Même si une partie des disciplines scolaires qui se développent alors entretient des relations étroites avec les disciplines universitaires, elles ont une relative autonomie.

Certaines sont des créations par et pour l’école, comme la grammaire, création du XIXe siècle, dont l’objectif est d’apprendre et surtout d’harmoniser la langue française.

En un siècle, le découpage disciplinaire va évoluer, avec la création de nouvelles disciplines (comme les sciences économiques et sociales en 1967), le regroupement ou la séparation d’autres.

Les contenus des disciplines changent beaucoup, avec l’apport des connaissances scientifiques, mais aussi le développement de la didactique qui contribuent, par exemple, à l’introduction de l’enseignement des mathématiques modernes à partir des années 70, et aussi en fonction des débats et enjeux sociaux. F. Lantheaume montre ainsi comment l’enseignement de l’histoire, dont la place reste importante dans le cursus scolaire, fait l’objet de l’intervention de nombreux groupes sociaux (scientifiques, mais aussi responsables politiques, lobbies, éditeurs, industriels, etc.) qui contribuent à modifier fréquemment les programmes (F. Lantheaume, « Solidité et instabilité du curriculum d’histoire en France », Éducation et sociétés, n° 12, Vol. 2, 2003).

En effet, l’organisation du système éducatif comme les contenus enseignés sont directement liés à l’état des relations sociales à un moment donné dans une société.

L’histoire des disciplines est le produit des luttes politiques, idéologiques et scientifiques en cours. Les savoirs qui forment les contenus des disciplines sont des savoirs considérés comme légitimes (méritant de figurer dans les programmes) ; ils sont donc relativement arbitraires.

Ils sont le résultat des rapports de force, dans et hors l’école, pour la définition des programmes. D’où la variabilité importante de ces contenus scolaires et les prises de position qu’ils suscitent : chacun a par exemple son mot à dire sur les méthodes d’apprentissage de la lecture. ●

À lire :

✓ Isabelle Harlé, La fabrique des savoirs scolaires, La Dispute, 2010.

✓ Chervel André, L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. In : Histoire de l’éducation, n° 38, 1988. pp. 59-119.)]