Dix idées reçues sur le destin scolaire des enfants des classes populaires

Idée reçue n°1

« Lui, ce qui le motive, c’est les choses pratiques, concrètes. »
Tous les enfants (en particulier les enfants issus des classes populaires) ne seraient pas capables d’abstraction, de raisonnement logique et de réflexivité…

Tristan Poullaouec : Après l’idéologie des dons (certains auraient la « bosse des maths », par exemple), c’est l’idéologie du handicap socioculturel qui domine aujourd’hui les explications ordinaires des difficultés scolaires, à travers « l’équation simpliste selon laquelle les enfants de pauvres ne sauraient être que de pauvres enfants »(1). En réalité, tous les élèves arrivent à l’école avec les mêmes capacités intellectuelles, dès lors qu’ils sont tous entrés dans le langage parlé. Parler, c’est en effet décrire et interpréter le monde grâce à des abstractions, faire des raisonnements logiques (ne serait-ce qu’en enchaînant « pourquoi » et « parce que ») et réfléchir sur le langage : quand un enfant se questionne autour du sens d’un mot par exemple, cela implique de sa part une réflexion sur les diverses significations de ce mot, sur ses emplois, sur ses origines, etc. D’un milieu à l’autre, les usages effectifs du langage sont certes variables, mais les façons de parler des enfants issus des classes populaires ne les empêchent pas par principe de bénéficier normalement des apports de l’école(2), notamment parce que les écarts constatés entre les jeunes enfants des milieux populaires et les autres sont encore très peu significatifs. Les capacités des élèves ne peuvent donc être indexées sur leurs origines sociales. Quant à la volonté d’apprendre, elle est partagée par tous les élèves en arrivant à l’école primaire. Son devenir dépend ensuite de leurs résultats. Il n’a rien de naturel ni de donné une fois pour toutes. S’il est clair que la motivation est encouragée par l’appropriation des savoirs, elle peut réciproquement être découragée par les difficultés scolaires.

Idée reçue n°2

« On ne peut pas faire le programme avec ces élèves-là. », « Elle ne comprend rien : si je lui faisais faire les mêmes choses qu’aux autres, elle se découragerait. »
Il faudrait différencier, adapter les dispositifs pédagogiques voire les contenus aux élèves en difficulté, quitte à en rabattre sur les exigences.

T.P. : C’est malheureusement une réalité : face aux difficultés scolaires, bien des enseignants revoient leurs exigences à la baisse, en illustrant plutôt qu’en démontrant, en privilégiant le concret sur l’abstrait, en préférant se limiter aux points les plus simples au détriment des points compliqués, etc. Cela est particulièrement vrai dans les établissements où l’hétérogénéité sociale est très faible, ou dans ceux où se pratiquent les classes de niveau. Mais anticiper sur les difficultés d’abstraction, de raisonnement ou de réflexion contribue en fait à de nouvelles inégalités d’appropriation des savoirs, en donnant encore moins à « ceux qui n’ont que l’école pour apprendre »(3). Plusieurs recherches sociologiques l’ont observé, dans le premier comme dans le second degré. Certains dispositifs pédagogiques y contribuent également par eux-mêmes, comme le montre Stéphane Bonnéry, par exemple à propos des exercices à trous à l’école primaire, qui focalisent les élèves sur les consignes et les détournent des objets de s. avoir(4).

Idée reçue n°3

« Les études, c’est pas pour lui ! Ce serait le leurrer quant à ses possibilités ».
Il serait préférable d’orienter un élève en difficulté le plus tôt possible vers la voie professionnelle, pour le prémunir d’une ré-orientation douloureuse.

Cédric Hugrée : Cette affirmation fait en partie écho à l’idée que les enfants issus des catégories populaires auraient tendance, et même intérêt, à ne pas trop prolonger leurs parcours scolaires dans l’enseignement supérieur. Or, les recherches sociologiques montrent sans ambiguïté que, pour ces enfants, plus leurs diplômes sont élevés, plus la « force de rappel » de l’origine sociale est faible. Ce que les sociologues de la mobilité sociale nomment la « force de rappel de l’origine sociale », c’est le fait qu’à diplôme égal, les enfants de cadres supérieurs connaissent de meilleures positions sociales que les enfants d’ouvriers. Cela permet de comprendre à quel point l’enjeu des études supérieures est important pour les enfants d’origine populaire : pour échapper aux emplois les moins rémunérés, les moins protégés socialement et les plus difficiles du point de vue des conditions de travail, les jeunes d’origine populaire ont besoin, plus que ceux issus des classes moyennes ou supérieures, d’un diplôme du supérieur.

Idée reçue n°4

« Cet élève souffre à l’école, mais il est malheureusement trop jeune pour la quitter. », « Il faudrait lui faire faire des stages », « On pourrait l’envoyer en classe-relais, il pourrait souffler. »
Le collège unique ne fonctionne pas : beaucoup d’élèves n’y trouvent pas leur place.

T.P. : Pendant longtemps, le collège unique a en effet concentré toutes les critiques. Il est d’ailleurs encore considéré par certains comme le maillon faible de notre système éducatif. Mais depuis quelques années, le débat scolaire se déplace largement vers l’école primaire. Il n’y a pas que de mauvaises raisons à cela. Qu’on en juge : à performance égale aux évaluations d’entrée en sixième, les proportions d’enfants d’ouvriers et d’enfants de cadres qui ont atteint la seconde générale ou technologique sans redoubler au collège sont sensiblement égales(5). Autrement dit, si tous les élèves réussissaient aussi bien leur primaire, l’avantage des enfants de cadres sur les enfants d’ouvriers serait très faible. Arrivés au collège, puis au lycée, les parcours scolaires des élèves dépendent alors davantage de la réussite en primaire que de l’origine sociale. Qu’ils soient enfants de cadres ou enfants d’ouvriers, les bons élèves du primaire ont ainsi toutes chances d’arriver sans encombre en seconde. Les effets du primaire se mesurent d’ailleurs jusque dans l’enseignement supérieur. Le principal obstacle à la démocratisation scolaire vient donc du fait que les enfants des classes populaires sont nettement sur-représentés parmi ceux qui ne savent pas lire et écrire correctement en entrant en 6ème et réussissent le moins bien aux évaluations à l’entrée en 6ème.

Idée reçue n°5.

« De nos jours, les diplômes n’ont plus aucune valeur sur le marché du travail. »
Il serait inutile, voire néfaste, de pousser tous les élèves le plus loin possible dans leurs études : cette « inflation scolaire » ne ferait qu’encombrer le marché du travail par un trop grand nombre de diplômés qui sont, qui plus est, déclassés à l’embauche. En outre, les diplômes ne protègent pas contre le chômage.

T.P. : On évoque beaucoup la dévalorisation des diplômes et le déclassement à l’embauche. En réalité, le paradoxe des diplômes est qu’ils sont à la fois de moins en moins suffisants dans le contexte du chômage de masse et de la précarisation des débuts de vie professionnelle, mais aussi de plus en plus nécessaires pour faire face aux exigences des postes de travail, des critères de recrutements et des évolutions de carrières. La crise économique avive encore cette tension en renforçant les inégalités entre les diplômés. La métaphore de l’inflation scolaire(6) ne convient pas, car elle postule que tous les déclassés sont sur-qualifiés. Or, à la différence de la monnaie, les diplômes ont une valeur spécifique, qui tient aux contenus enseignés. D’un côté, la valeur d’usage apportée à leur qualification personnelle par la formation scolaire des jeunes est de plus en plus recherchée par les employeurs, qui leur assignent des tâches plus complexes et leur demandent d’intensifier leur travail productif, d’atteindre des objectifs toujours plus élevés, de prendre certaines initiatives, de s’adapter aux changements, etc. De l’autre, la valeur d’échange des diplômes est revue à la baisse, du fait de la dégradation du rapport de force des salariés face aux employeurs : le chômage de masse, la précarisation des débuts de vie professionnelle ou encore l’individualisation de la gestion des carrières multiplient en effet les obstacles à la reconnaissance des qualifications acquises. Non seulement la thèse de l’inflation scolaire confond ces deux processus, mais surtout elle oublie de tenir compte du fait que les diplômés de l’enseignement supérieur sont souvent reclassés après un déclassement à l’embauche, au contraire des diplômes de l’enseignement professionnel qui permettent rarement d’accéder en cours de carrière aux emplois les plus qualifiés. Pousser les élèves le plus loin possible dans leurs études est donc souhaitable, mais aussi possible : 19 % des enfants d’ouvriers occupaient une position de cadre à l’âge de 30 ans en 1970 ; c’est désormais le cas de 26 % de la génération qui a eu le même âge en 2003.

Idée reçue n°6.

« Tu préfères qu’il sorte du système éducatif sans rien ? »
Quitter l’école avec un livret de compétences validé en poche, c’est mieux que d’en sortir sans aucun diplôme. Le socle commun et la certification par compétences sont un progrès, qui permet au passage de se débarrasser de la note, qui n’est pas un mode d’évaluation satisfaisant.

C.H. : Sur la question très précise du socle commun, je me permettrais de souligner les recherches en sociologie de Pierre Clément qui montrent qu’un des enjeux de son introduction est une rationalisation gestionnaire du système éducatif. Cette nouvelle orientation des politiques éducatives répond de fait mal aux trois questions très simples qui se posent à tous les systèmes scolaires, dans toutes les sociétés : qu’est-ce qu’on transmet, à qui on le transmet et comment on le transmet. En revanche, mes recherches sur les nouvelles politiques d’insertion qui se mettent en place pour les diplômés de l’enseignement supérieur me permettent de dire quelques mots sur la notion de « compétence ». Il s’agit d’une catégorie de pensée qui est explicitement issue du monde productif et qui s’est imposée depuis près de 30 ans au système éducatif.

Le problème avec la notion de compétence est qu’elle opère une double mystification :
– Premièrement, cette notion entend substituer la représentation verticale de la hiérarchie entre savoirs et pratiques à une représentation horizontale de cette hiérarchie, comme le disait la sociologue Lucie Tanguy. La représentation verticale du rapport savoir/pratique organise largement aujourd’hui le système scolaire, par exemple dans l’opposition général/professionnel. Et, au prétexte mensonger d’une lutte contre les inégalités, une partie des réformateurs scolaires cherchent à inverser ce rapport. Cette nouvelle vision des choses est de nature à flouer les savoirs scolaires : ils deviennent moins visibles, on les dit moins recherchés dans les processus d’apprentissage puisque désormais on cherche à faire « émerger des compétences »… Et finalement, l’école se voit disputer par le monde des entreprises son monopole de la transmission des savoirs et de vérification des acquisitions.

– Deuxièmement, cette notion recouvre un ensemble de propriétés instables qui, de fait, doivent être continuellement évaluées. Et, de ce point de vue, la « compétence » permet de se distancier d’une vision des choses où la qualification était acquise une fois pour toutes. Ce point n’est pas sans effet sur le marché du travail puisque la qualification était jusqu’ici une chose définie juridiquement qui ouvrait des droits, inscrits dans les conventions collectives (secteur privé) ou dans les statuts (secteur public).

Idée reçue n°7.

« Cet élève a des difficultés, mais il faut dire que ses parents ne l’aident pas beaucoup… », « Tu sais, ici, les parents ne suivent pas leur enfant. »
Si les enfants issus des classes populaires sont en échec, ce serait aussi de la faute de leurs parents qui sont démissionnaires.

T.P. : L’idée des parents démissionnaires dans les classes populaires est démentie par l’essor des ambitions scolaires dans les familles ouvrières. Jusqu’aux années 1960, seule une petite fraction des ouvriers espéraient que leurs enfants aillent jusqu’au bac (15 % en 1962). Aujourd’hui, le bac est un minimum, visé par 88 % des familles ouvrières, qui rêvent ensuite d’études supérieures pour leurs enfants. Elle ne tient pas non plus lorsqu’on demande aux parents combien de temps ils consacrent aux devoirs à la maison. D’après les enquêtes de l’Insee, cette aide au travail scolaire les occupe à peu près une heure par jour, quel que soit le milieu social. D’autres enquêtes auprès des élèves montrent par ailleurs que la plupart d’entre eux sont aidés par leurs parents. 90 % des élèves demandent en effet à leurs parents de leur expliquer les points difficiles à comprendre. Les différences qualitatives dans l’aide apportée sont bien sûr beaucoup plus fortes : les parents les plus diplômés sont bien sûr mieux à même de comprendre les exigences de l’école, tandis que ceux qui gardent un mauvais souvenir de l’école peinent à expliquer à leurs enfants ce qu’ils n’ont pas compris en classe. L’aide fournie par les parents n’est pas en cause ; le problème vient de ce que l’institution scolaire contribue ainsi aux inégalités en déléguant des tâches d’apprentissage aux familles.

Idée reçue n°8

« Il y a bien des enfants des quartiers qui réussissent ! »
Penser la réussite scolaire en termes de rapport de classe serait dépassé. D’ailleurs, la lutte des classes serait un concept d’un autre âge.

C.H. : Encore heureux que tous les enfants d’ouvriers et d’employés ne sont pas condamnés à l’échec scolaire ! Mais, l’enjeu d’une société réellement démocratique n’est pas d’en faire réussir 500 par an en les envoyant à HEC (Hautes Études Commerciales), à l’Institut d’Études Politiques (IEP) ou à l’École Normale Supérieure (ENS). Il faut rappeler ce que le mot d’ordre du gouvernement de 30 % de boursiers en grande école est trompeur puisque seuls 1 à 2 % des enfants d’ouvriers accèdent à ce secteur très fermé de l’enseignement supérieur, qui scolarise à peine 5 % des jeunes d’une génération, autant dire, un fait tout à fait marginal. Les STS et les diplômes de Licence et de Master 1 sont les destinées scolaires majoritaires des enfants des catégories populaires qui ont un baccalauréat. De toute évidence, attaquer l’université comme on le fait actuellement, c’est d’abord et avant tout affaiblir un des lieux de formation intellectuelle de ces jeunes. Alors bien sûr, il faut saluer le fait que les étudiants de Sciences Po ou de l’ENS apparaissent régulièrement dans les luttes de la jeunesse scolarisée. Mais si l’on pense à la lutte contre le CPE, les cortèges et le mouvement étaient avant tout portés par la jeunesse des premiers cycles universitaires, toutes disciplines confondues d’ailleurs. Et cette jeunesse risque de ne pas faire la même expérience du marché du travail que celle sortant des « grandes écoles ».

Idée reçue n°9

« L’école ne peut pas porter toute la misère du monde ! »
Ce n’est pas à l’école de résoudre les inégalités sociales. De toute façon, si elle le voulait, elle ne le pourrait pas.

C.H : De mon point de vue, l’école est un des outils privilégiés de la transformation sociale, ce qui fait d’ailleurs que l’enseignement n’est pas une activité professionnelle comme les autres. Certes, on ne peut pas tout demander à l’école. Il y a notamment toute une série de questions que l’on pose actuellement à l’école et qui sont en fait des questions dont les issues reposent sur le marché du travail, et plus particulièrement sur les salaires d’embauche. Mais, rien ne peut justifier que les conditions de vie des individus déterminent leur accès aux savoirs et ce faisant leurs futures places dans la société. Commencer par l’école pour réduire les inégalités résonne à mon sens comme un principe politique intangible… à condition de s’en donner les moyens non seulement financiers mais aussi intellectuels. C’est en ce sens qu’au GRDS nous défendons l’idée d’une véritable école commune pour tous en croisant les discussions « académiques » à celles des militants et enseignants qui font quotidiennement l’expérience des inégalités sociales à l’école.

Idée reçue n°10

« Elle réussit mieux que son frère : c’est normal, c’est une fille. »
Les filles réussissent mieux à l’école que les garçons, toutes classes sociales confondues.

C.H. : C’est vrai ! Depuis 1971, il y a plus de bachelières en France que de bacheliers. A l’époque, ce constat n’avait que peu retenu l’attention des sociologues… Heureusement, depuis lors, la question des inégalités sexuées de réussite scolaire a été relativement bien travaillée par la sociologie. il faut savoir que l’origine sociale, et le capital culturel des parents expliquent plus que le genre les inégalités de réussite et d’orientation à l’école. En d’autres termes, le genre est une variable « secondaire » d’explication des inégalités scolaires. Cependant, à réussite scolaire comparable à celle des garçons, on a observé que les filles tendent à s’orienter vers des secteurs souvent moins rentables par la suite dans leur carrière que les secteurs privilégiés par les garçons. Les interprétations peuvent diverger entre les chercheurs qui mettent l’accent sur l’homologie entre la socialisation des petites filles et les normes scolaires, ceux qui soulignent leur adaptation et leur anticipation des fonctionnements sexistes de l’école ou du marché du travail ou enfin ceux qui préfèrent souligner le très net revirement des usages féminins de l’école et des diplômes. On observe aussi le passage d’un régime où le diplôme servait aux filles à se placer sur le marché matrimonial (la « dot scolaire »(7) ) à un régime où les filles ne séparent désormais plus leurs scolarités de l’accès à l’emploi, et notamment à l’emploi qualifié dès qu’elles sont diplômées. En étudiant les femmes qui deviennent ingénieurs, Catherine Marry utilise la très belle expression « d’insoumission discrète » des femmes accédant à ces professions. Dans ma recherche sur les étudiant-es des milieux populaires qui accèdent au moins à une licence, je me suis risqué à parler « d’échappée belle »(8), un peu en écho à cette approche-expression à double sens : celui d’une belle échappée à laquelle est aussi associé le sentiment de « l’avoir échappé belle ». Car quoi qu’il en soit, il faut globalement plus de diplômes aux filles pour en avoir un peu moins (voire nettement moins dans certains secteurs !) que les garçons. ●