Divisions et impasses stratégiques… comment comprendre l’atonie syndicale actuelle ?

L’organisation de manifestations séparées le 1er mai 2013 a donné lieu à une série de commentaires médiatiques sur les divisions internes du syndicalisme français, présentées comme un mal endogène. Il est vrai que le panorama n’est guère réjouissant, dans un contexte de crise où le chômage atteint un niveau record et où les annonces de plans de licenciements collectifs se multiplient. Les tentatives de coordination entre les salariés des « boîtes en lutte » – de Florange à PSA – peinent à prendre de l’ampleur et nombre de militants se désespèrent de cette relative atonie syndicale, alors même que le gouvernement socialiste applique une ligne politique dont l’orientation libérale est explicite. Comment comprendre cette situation ? Et pourquoi, alors même qu’une intersyndicale à huit (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, CGT-FO, FSU, Solidaires, UNSA) et revendiquant d’autres mesures face à la crise avait permis en 2008/2009 d’enclencher un processus de mobilisation, une telle option est-elle devenue improbable aujourd’hui ?

Une division profonde

Plusieurs éléments sont venus brouiller le paysage syndical et contribuent à la fois à son manque d’unité et à sa faible capacité de mobilisation actuelle. Ils sont en premier lieu liés à l’alternance politique, l’opposition à la présidence Sarkozy ayant cessé de créer les conditions d’une unité d’action ponctuelle. Il est intéressant de ce point de vue de voir combien, après avoir donné quelques gages à la CGT lorsqu’il était dans l’opposition (on peut se souvenir par
exemple de l’accueil enthousiaste réservé à Bernard Thibault lors du congrès de Dijon en 2003), le PS, sous l’impulsion de l’équipe autour du candidat Hollande, a su réactiver les liens avec la CFDT, doublés de ceux entretenus avec l’UNSA. A cette aune, la division actuelle n’est pas seulement conjoncturelle, elle est beaucoup plus profonde.

Depuis le mouvement social de l’automne 1995, la direction de la CGT refuse d’entériner l’idée d’une partition du champ syndical entre un pôle de lutte, structuré par une opposition ferme aux politiques libérales et un pôle d’accompagnement de ces politiques. La stratégie du « syndicalisme rassemblé », défendue par cette centrale au nom de son attachement à l’unité des travailleurs, s’est traduite durant toutes ces années, on le sait, dans une politique de coopération – parfois tendue – avec la CFDT. Le « syndicalisme rassemblé » a semblé trouvé son aboutissement dans le mouvement social contre la réforme des retraites en 2010, rendant possible une mobilisation de très large ampleur.

La réforme
de la représentativité syndicale

Pourtant, à cette occasion comme à d’autres, le fait d’établir un arc de forces étendu (faisant fi, par exemple, des divergences idéologiques sur le dossier des retraites) a été privilégié par la direction de la CGT, au détriment d’une alliance plus restreinte, mais plus cohérente, entre des organisations partageant à la fois des orientations proches et une certaine conception du rapport à force à établir face au gouvernement.

La signature de l’Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2013 est venue démontrer la perte de pertinence du « syndicalisme rassemblé », stratégie depuis longtemps questionnée dans la CGT. Elle a montré que, si cette dernière ne souhaite pas donner l’impression qu’elle admet l’existence d’un pôle syndical contestataire qui reposerait sur sa proximité avec la FSU, et de facto, avec Solidaires, la CFDT n’hésite pas à assumer, de son côté, un rôle de leadership pour donner forme à un pôle réformiste avec la CFE-CGE, la CFTC et l’UNSA. Or, un des problèmes de fond que donne à voir cette partition est qu’elle prend appui sur la réforme de la représentativité syndicale et en tire, via le discours sur le renouvellement de la démocratie sociale, tout un registre de légitimation.

En effet, l’un des arguments que la CGT a mis en avant pour contester l’ANI et demander aux députés d’orienter autrement la loi dite « de sécurisation de l’emploi » a reposé sur les nouveaux critères de représentativité. Au regard des faibles résultats engrangés par la CFTC au niveau des entreprises, de sa perte récurrente de mandats de délégués syndicaux (faute de dépasser la barre des 10%), il semblait probable que les trois signataires de l’ANI (CFDT, CFE-CGC et CFTC) ne pourraient se prévaloir de représenter plus de 50% des suffrages exprimés.

Or, les résultats de la mesure d’audience de la représentativité rendus publics le 29 mars 2013 par le Haut Conseil du dialogue social, au niveau national et interprofessionnel, ont fait tomber cet argument. A elles trois (et une fois les organisations n’ayant pas passé la barre des 8% écartées), la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC sont créditées, en effet, du poids relatif de 51%.

Une CGT prise au piège

Le caractère « magique » de ces chiffres peut soulever quelques doutes. De quoi s’agit-il, en effet et qu’a-t-on effectivement mesuré ? Rappelons que les pouvoirs publics ont additionné les résultats engrangés par les syndicats lors des élections professionnelles dans les entreprises (2009-2012) et lors du scrutin dans les TPE de l’automne 2012. Au total, ce sont cinq millions de suffrages sur un total de plus de 12 millions qui ont été agrégés. Mais on sait très peu de choses, en fait, sur ce corps électoral, sur sa morphologie (le nombre de cadres semble ainsi particulièrement important au regard des résultats attribués à la CFE-CGC sur l’ensemble des suffrages exprimés) et donc sur la signification de ces résultats.

Il n’en reste pas moins que la CGT a été prise au piège de son propre discours, se trouvant déstabilisée par l’énoncé de ces chiffres alors même qu’elle entendait s’appuyer sur la légitimité attribuée à la réforme de la représentativité. L’essoufflement rapide de la mobilisation contre l’ANI – outre que le calendrier décidé par le gouvernement laissait peu de marge – est à comprendre au regard de cette nouvelle « donne » liée aux résultats globaux de la représentativité syndicale.

Quelles marges de manoeuvre
pour la CGT ?

De façon assez paradoxale, la CGT se retrouve d’une certaine manière en panne de stratégie alors même qu’elle vient de tenir son 50e congrès confédéral à Toulouse en mars dernier. Durant celui-ci, les débats ont été vifs sur l’orientation du « syndicalisme rassemblé ». La direction – à la fois sortante et entrante – a apporté peu de réponses, sinon d’assurer aux délégués qu’il ne s’agissait pas de se centrer uniquement sur les relations avec la CFDT. Les débats n’ont laissé aucune place à la façon de penser un travail commun avec la FSU ou de réfléchir à dépassement possible des relations conflictuelles avec Solidaires.

Pourtant, le congrès à peine fini, la publication de la mesure d’audience de la représentativité a acté le fait qu’une aile du syndicalisme français, autour de la CFDT, se retrouve désormais en position majoritaire pour approuver durant les quatre années à venir les réformes proposées par le gouvernement, à commencer par celle du système de retraite. Autant dire qu’il ne reste pas beaucoup de marge de manœuvre pour la CGT. Soit elle construit dans la rue, mais également au niveau revendicatif, un front syndical majoritaire et capable de séduire des fractions du salariat actuellement non organisées. Soit elle renoue malgré tout avec la CFDT, en dépit de la cassure produite par la signature de l’ANI et sur une base défavorable, la CFDT pouvant s’appuyer sur les résultats de la mesure de représentativité et sur sa position d’interlocuteur privilégié du
gouvernement. ●

Sophie Béroud