Trop d’impôt ?

Il y a bien une manipulation derrière le ras-le-bol fiscal : celle qui consiste à laisser penser que le taux d’imposition global en France est très supérieur à celui d’autres pays, que les dépenses publiques sont un gâchis et que le tout représente un énorme handicap pour l’économie française. Ce discours basé sur des réalités fausses cache avant tout la volonté acharnée des plus riches à protéger leurs privilèges. Pourtant, il rencontre un succès croissant auprès d’une population qui craint le déclassement,
la paupérisation et à qui on cache les causes réelles
de l’appauvrissement social : le libéralisme.

Depuis la rentrée, la droite et le patronat concentrent leurs interventions sur le thème du « ras-le-bol fiscal ». C’est une véritable rengaine libérale : les impôts découragent les travailleurs de travailler, les épargnants d’épargner, les capitalistes d’investir. Bref, en bridant l’initiative, trop d’impôt tue l’impôt. Corollaire : les dépenses publiques sont un vaste gâchis. Le Président de l’UMP promet de diminuer « les impôts qui touchent l’investissement et l’emploi grâce à une baisse massive de la dépense publique ».

Ce discours s’appuie sur l’idée que le handicap de l’économie française est le niveau exceptionnellement élevé de son taux de prélèvements obligatoires (prévu à 46 % du PIB en 2014). De nombreuses études ont pourtant montré les limites de comparaisons internationales fondées sur ce seul ratio. En effet, les écarts entre pays reflètent essentiellement des différences dans l’organisation de la protection sociale : dans les pays où les prélèvements publics sont plus faibles, les ménages doivent s’assurer auprès d’assurances privées pour la maladie ou la retraite. Ainsi, en excluant les cotisations sociales, les ratios français et européens sont presque identiques. En outre, le taux de prélèvement obligatoire étant le résultat de conventions de calculs, une même mesure peut le faire croître ou le laisser inchangé – selon la manière dont on présente les choses.

L’actualité sociale montre toutefois que ce discours trouve un écho important. Et l’histoire regorge d’exemples montrant que le contenu social d’une révolte fiscale n’est jamais écrit d’avance. Faut-il pour autant se féliciter du développement du sentiment antifiscal ?

La révolte fiscale comme contre-feu

La droite et la plupart des grands médias entretiennent délibérément la confusion sur la répartition des efforts fiscaux. Il est vrai que l’opacité et la complexité du système fiscal français leur facilitent la tâche. Lorsque les représentants politiques des grandes fortunes encouragent la « révolte fiscale », c’est en fait pour mieux faire respecter leurs propres privilèges. Cette manœuvre grossière consistant à enrôler les « classes moyennes » dans une lutte contre le « matraquage fiscal » s’appuie sur un vocabulaire flou et des chiffres erronés.

Les contours des « classes moyennes » sont tellement imprécis que la majorité de la population a le sentiment d’en faire partie. Une définition en termes de revenus conduit à amalgamer les ouvriers les plus qualifiés, les employés et les enseignants avec une partie des cadres supérieurs. On inclut aussi dans cette catégorie la majorité des producteurs indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants…), dont les revenus chutent considérablement dans les périodes de crise. Le discours de la droite sur les classes moyennes joue à la fois sur la crainte du déclassement, la hantise de la dévalorisation des patrimoines familiaux, la peur de « l’assistanat ». Mais la principale fonction de ce discours est d’orienter le débat public et la colère sociale vers la thématique de la « pression fiscale » en occultant les véritables causes de l’appauvrissement social : la crise, la liberté de licencier, l’austérité salariale, le pouvoir des banques et celui des grandes entreprises donneuses d’ordre.

Face à cette rhétorique, il faut à la fois permettre l’expression du ras-le-bol salarial et rappeler que les hausses de prélèvements obligatoires contribuent généralement à protéger les plus faibles. En effet, les sommes prélevées par les administrations publiques ne tombent pas dans un puits sans fond : une partie est immédiatement reversée sous la forme de prestations sociales en espèces (35 % des dépenses publiques) et le reste sert à payer les services publics consommés par les ménages. Au total, près de la moitié du revenu disponible brut ajusté des ménages provient de la dépense publique.

Plus d’impôt pour les classes populaires ?

Comment évolue actuellement la répartition des prélèvements obligatoires ? En 2012, les hausses d’impôts ont surtout frappé les plus riches et les grandes entreprises. En 2013, la situation est très différente selon le journal ultralibéral « L’opinion ». Celui-ci affirmait en septembre que les classes populaires sont désormais massivement concernées par les hausses et que 1,2 à 1,6 million de foyers fiscaux supplémentaires seraient redevables de l’impôt sur le revenu en 2013. En fait, le chiffre réel est plus faible (840 000 soit moins qu’en 2012). Il s’explique principalement par l’évolution démographique. Même en l’absence de modification des règles fiscales, la différence entre les foyers entrés dans l’impôt et les foyers qui en sont sortis est positive.

Là où le bât blesse, c’est que 218 530 foyers fiscaux sont devenus imposables en 2013 alors même que leurs revenus n’avaient pas augmenté. La décote supplémentaire n’était visiblement pas calibrée pour compenser entièrement le gel du barème et la baisse du plafond du quotient familial. Mais le plus grave est à venir. L’impôt sur le revenu ne concerne que la moitié des 36 millions de foyers fiscaux, il ne pèse pas grand-chose dans les recettes publiques et il a le grand mérite de suivre un barème progressif (le taux augmente avec le revenu). Or la loi de finances 2014 marque un tournant puisqu’elle prévoit désormais la hausse de l’imposition indirecte et privilégie surtout la baisse des dépenses publiques. Choyer la finance et le grand patronat tout en acceptant l’objectif européen d’équilibre budgétaire a de lourdes contreparties.

Bercy « très sensible
au ras-le-bol fiscal »

Si la répartition des efforts prévue dans le projet de budget 2014 était initialement très déséquilibrée, les choses se sont peu à peu aggravées : à la moindre protestation du Medef ou même des « pigeons », le gouvernement a lâché du lest. Il faut se rappeler que depuis son élection, celui-ci avait déjà donné des gages aux classes dominantes. Fin août 2012, pour la première fois depuis sa création, l’Université d’été du Medef s’ouvrait par un discours du Premier ministre en exercice, Jean-Marc Ayrault. Dix membres du gouvernement faisaient le déplacement. À l’automne, le gouvernement promettait la création d’un crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) en faveur des entreprises. Le 4 juillet 2013, au lendemain de son élection à la tête du Medef, Pierre Gattaz était reçu par François Hollande à l’Elysée. Comme le souligne l’éditorialiste Michel Noblecourt, « C’est un fait inédit que le dirigeant d’une organisation patronale ou syndicale soit reçu aussi vite après son élection par le chef de l’État ». Le président du Medef fut reçu le même jour à Bercy par le ministre des Finances, Pierre Moscovici et par le ministre délégué au Budget, Bernard Cazeneuve, ainsi qu’à Matignon par le chef du gouvernement. Le 20 août 2013, le ministre des Finances s’est déclaré « très sensible au ras-le-bol fiscal ». Dans son allocution du 15 septembre 2013, François Hollande se présentait comme le « président des entreprises ». Qu’un membre du gouvernement ait pu affirmer que Geoffroy Roux de Bézieux, le numéro 2 du Medef, a « son lit de camp dans le bureau du ministre du Budget » en dit long sur la situation.

La grande injustice fiscale
est à venir

En 2014, les prélèvements augmenteront de 3 milliards d’euros. Mais cette faible augmentation globale masque des évolutions très contrastées. En effet, le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) va amputer les recettes fiscales de 10 milliards d’euros, par le biais d’une réduction de l’impôt sur les sociétés (IS) . Au total, les ménages paieraient 12 milliards de plus et les entreprises 9 milliards de moins. Malgré le rétablissement de l’indexation du barème de l’impôt sur le revenu sur les prix, ce sont les ménages qui vont financer le cadeau fiscal aux entreprises.
Le gouvernement a choisi de financer le CICE en augmentant la TVA, c’est-à-dire de la pire manière qui soit. Le taux normal passera de 19,6 % à 20 % et le taux intermédiaire de 7 % à 10 %, soit une hausse de 7 milliards. En proportion de leur revenu, ce sont les ménages les moins aisés qui contribueront le plus. Cette mesure est d’autant plus surprenante que le candidat Hollande avait fortement critiqué la « TVA sociale » du président Sarkozy au nom tant de la justice fiscale que de son effet sur la consommation. ●

Philippe Légé

1) Par exemple : Conseil des prélèvements obligatoires, Sens et limites de la comparaison
des taux de prélèvements obligatoires entre pays développés, mars 2008.

2) Selon Eurostat, en 2012 les prélèvements obligatoires hors contributions sociales obligatoires représentaient 27,9 % du PIB pour la France et 26,5 % pour l’Union Européenne.

3) Pour quelques exemples illustrant les usages absurdes du taux de prélèvement obligatoires : http://blogs.rue89.com/chez-les-economistes-atterres/2013/09/11/le-ras-le-bol-fiscal-argument-bien-commode-231094

4) Arnaud Montebourg, le 6 octobre 2013,
sur BFM-TV.