Gilets jaunes, un mouvement déconcertant

article paru en mars 2019 dans la revue École Émancipée

Les mots de mécontentement, de colère, de grogne, sont des paravents qui empêchent de saisir les raisons de la mobilisation. Tout l’enjeu est de trouver une explication au mouvement qui embrasse à la fois sa forme (sa décentralisation, sa radicalité) et son fond (les revendications).

On en sait peu sur la manière dont une liste de 42 revendications a été diffusée. Elles possèdent quelques traits qui ont déjà été relevés. Cette liste qualifiée de « magma de revendications hétéroclite », me semble au contraire profondément cohérente ; elle s’ancre dans ce que l’on peut appeler l’économie morale des classes populaires.

L’économie morale des Gilets Jaunes

Le concept d’économie morale a été développé par l’historien E. P. Thompson pour désigner un phénomène fondamental dans les mobilisations populaires au XVIIIe siècle. Celles-ci faisaient appel à des conceptions largement partagées sur ce que devait être un bon fonctionnement, au sens moral, de l’économie : le prix des marchandises ne devait pas être excessif par rapport à leur coût de production, des normes de réciprocité plutôt que le jeu du marché devaient régler les échanges, etc. Et lorsque ces normes non écrites se trouvaient bafouées ou menacées par l’extension des règles du marché, le peuple se sentait tout à fait dans son droit en se révoltant, souvent à l’initiative de femmes.

La résonance avec le mouvement des gilets jaunes est frappante. Leur liste de revendications sociales est la formulation de principes économiques essentiellement moraux : il est impératif que les plus fragiles (SDF, handicapés…) soient protégés, que les travailleur.se.s soient correctement rémunéré.e.s, que la solidarité fonctionne, que les services publics soient assurés, que les fraudeurs fiscaux soient punis, et que chacun contribue selon ses moyens, ce que résume parfaitement cette formule « Que les GROS payent GROS et que les petits payent petit ».

L’émeute ne vient donc pas de nulle part, d’un simple mécontentement, ou d’une agency populaire indéterminée qui se serait mise spontanément en mouvement : elle est le résultat d’une agression du pouvoir. Le président de la République, censé représenter le peuple français, est devenu l’incarnation de cette trahison. Au lieu d’être le protecteur de l’économie morale, E. Macron n’a eu de cesse de la malmener, jusqu’à devenir le représentant par excellence des forces qui s’opposent à cette économie morale, c’est-à-dire du capitalisme.

L’économie morale et l’émancipation

Les révoltes fondées sur l’économie morale ne se transforment pas nécessairement en mouvement révolutionnaire, car il suffit que le pacte soit restauré pour que l’émeute s’éteigne. Elle bouleverse temporairement le fonctionnement habituel des institutions, mais ce qu’elle vise, c’est avant tout un retour à l’ordre, pas une transformation révolutionnaire. Il y a là quelque chose de parfois difficile à entendre et à formuler : ce n’est pas parce qu’un mouvement est authentiquement populaire, ancré dans les croyances les plus communément partagées par la grande majorité, qu’il est émancipateur. Il n’est pas tant le signe d’une révolution que d’un sursaut, face à un véritable délabrement des institutions du gouvernement représentatif et à l’étendue du désert politique qui s’est installé depuis des décennies. Qu’il ait fallu attendre que le pacte implicite qui lie gouvernants et gouvernés soit rompu pour qu’il y ait un tel mouvement, alors que depuis des décennies le pouvoir nous matraque de politiques sécuritaires et antisociales, montre bien que les capacités de mobilisation des forces syndicales et politiques se sont réduites à peau de chagrin, ou que les formes que leurs mobilisations empruntent les ont mises dans un état de totale impuissance.

Et la démocratie

Le mouvement des Gilets jaunes porte aussi cette vieille question de la démocratie. Pourquoi, au fond, faudrait-il que ce soit toujours les mêmes qui décident, ces professionnels de la politique, au langage en bois, aux jeux obscurs et au mépris du peuple affiché ? Refleurissent alors, à côté des revendications de justice économique, les propositions de justice politique : contre les privilèges des élu.e.s, pour un contrôle étroit par le peuple, et surtout pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Les débats autour du RIC sont révélateurs d’un affrontement, présent depuis le début du mouvement, mais qui a ses racines dans une histoire bien plus longue, entre deux conceptions de la politique. L’une, la politique partisane, est centrée sur la compétition électorale entre professionnel.le.s du champ politique pour accéder au pouvoir. L’autre, mise sur le devant de la scène par le mouvement des GJ peut être qualifiée de citoyenniste. Elle repose sur la revendication d’une déprofessionnalisation de la politique, au profit d’une participation directe des citoyen.ne.s. Le peuple, ici, est un peuple considéré comme uni, sans divisions partisanes, sans idéologies, une addition d’individus libres dont on va pouvoir recueillir la volonté par un dispositif simple, en leur posant une question. Il s’agit d’une politique du consensus, avec d’un côté les citoyen.ne.s et leur bon sens, et de l’autre les élites déconnectées, souvent corrompues, surpayées et privilégiées. Et de même que l’on ne peut comprendre les Gilets jaunes avec les seuls outils d’analyse de la politique professionnelle (sont-ils de droite ou de gauche ?), un.e citoyenniste n’accorde guère d’importance aux engagements politiques partisans. Qu’importe à Chouard que Soral soit d’extrême droite, puisqu’il se dit contre le système oligarchique et qu’il partage ses vidéos ? Qu’importent aux Gilets jaunes que la « quenelle » soit un signe de ralliement antisémite si ça peut signifier l’opposition au système ? Bien sûr, les militant.e.s d’extrême droite qui participent au mouvement savent très bien ce qu’ils et elles font et politisent leur action dans un sens partisan ; mais ce n’est pas nécessairement le cas des Gilets jaunes qui observent ces actions et peuvent tout simplement ne pas y voir de problème. La conception citoyenniste de la politique, par son refus principiel des schémas de la politique partisane, n’est pas seulement ouverte à la « récupération », terme clé de la politique des partis : elle cherche à être reprise, diffusée, réappropriée, par qui que ce soit. En cela, elle est bien plus ouverte que la politique partisane, elle n’a pas de coût d’entrée, pas de langage spécifique à manier, pas de jeu à saisir – elle est, disons le mot, éminemment démocratique.

La démocratie contre l’oligarchie

Le mouvement des GJ puise sa force dans la revendication démocratique ; la politique citoyenniste entend, par le référendum, donner le pouvoir à n’importe qui, c’est-à-dire à tout le monde à égalité. Face à ce mouvement citoyenniste, qui ira défendre la vieille politique, celle des partis et des élu.e.s ? Une politique partisane déjà fortement affaiblie. Et vu du dehors du monde des professionnel.le.s, il n’y a plus, depuis longtemps, de différence significative entre la droite et la gauche, qu’il s’agisse de l’origine sociale des candidat.e.s ou de la nature des politiques menées.

A cette neutralisation du conflit politique s’ajoute le dépérissement des partis comme moyens d’inclusion de la masse des citoyen.ne.s dans la politique partisane : le nombre d’adhérent.e.s des partis ne cesse de chuter, comme celui des syndicats ou de tous les outils habituels (comme la presse militante) de socialisation à la politique partisane.

Il s’agit alors de sauver ce qui, dans la politique partisane, est nécessaire à la démocratie, et que la politique citoyenniste oublie : son organisation durable de la division du corps politique. Cette division est nécessaire car sans elle, les antagonismes qui traversent la société ne trouvent pas d’expression, de mise en visibilité. Il est significatif que le mouvement des GJ, dans ses revendications, ne donne rien à voir de ces antagonismes, qu’il s’agisse des rapports de genre, de race, ou même de classe, la question de la production des inégalités et du rapport salarial étant absente, au profit de revendications consensuelles d’économie morale.

Certes, ils proposent une démocratisation face à la monopolisation du pouvoir par une caste. En ce sens, on peut reconnaître et appuyer les innovations que le mouvement propose. Mais cette démocratisation met en jeu le peuple contre les gouvernants, au risque de l’oubli complet d’une autre figure démocratique, celle du peuple contre lui-même. Et au risque de faire le jeu du néolibéralisme, dont les citoyennistes partagent le refus des idéologies et de la politique partisane.

Face à cette opposition entre une conception partisane professionnalisée et une conception citoyenniste consensuelle de la politique, une autre voie existe : chercher à déprofessionnaliser la politique sans en éliminer le caractère conflictuel, c’est-à-dire de démocratiser le dissensus. La nouvelle politique émancipatrice qui reste à inventer devrait s’appuyer sur la visibilisation de l’ensemble des rapports de domination, sans hiérarchisation et en restant ouvert et réactif aux nouveaux antagonismes qui ne manqueront de se faire jour.

Samuel Hayat, chargé de recherches au CNRS