Les pédagogies critiques (sous la direction de Laurence De Cock et Irène Pereira) – Interview de Laurence De Cock

Comment définir les pédagogies critiques ?

Les pédagogies critiques sont une terminologie issue du travail de Paulo Freire dont on trouve les fondements principaux dans son ouvrage fondateur : Pédagogie des opprimés. On pourrait les résumer ainsi : il s’agit de travailler en deux temps, d’abord à une conscientisation des rapports de domination en jeu dans telle ou telle interaction sociale ou tel savoir scolaire ; ensuite dans une réflexion sur l’annulation de ces rapports de domination dans une perspective égalitaire, inclusive et démocratique. Il faut préciser qu’elles se sont d’abord développées dans le monde latino-américain puisque Paulo Freire exerçait au Brésil, et surtout qu’elles sont nées hors l’école car il s’adressait à des paysans analphabètes. C’est un détail important car cela explique que ces pédagogies étaient dégagées des contraintes de la forme scolaire quand elles se sont formalisées dans les années 1970. Si elles se sont largement développées dans le monde anglo-saxon, elles sont encore peu connues en France même si des réseaux et des chercheurs et chercheuses s’emploient à les importer de plus en plus. Le travail pionnier d’Irène Pereira est majeur sur ces enjeux. Enfin, les pédagogies critiques sont en constante reformulation et n’échappent pas non plus aux débats internes. Au Brésil, la récupération par le système éducatif a été assez massive dans les années 1980-1990, au point de la vider de sa dimension subversive, même si les assauts actuels contre l’école du nouveau régime Bolsonaro montrent que cette pédagogie n’a pas été entièrement dépolitisée. La définition n’en est donc pas totalement figée.

Quels liens, quelles différences, quelles alliances possibles avec les mouvements de l’éducation nouvelle ou de l’éducation populaire qui ont en France porté l’idée d’émancipation ?

Les mouvements dits d’éducation nouvelle sont protéïformes. Si l’on devait dégager un dénominateur commun, il faudrait partir de leur rapport individuel à l’élève envisagé comme un individu devant être accompagné, grâce à une pédagogie active, dans son épanouissement, ce pour une démocratisation entendue comme la compensation de handicaps sociaux, culturels et même psychologiques. Ce qui différencie en revanche les très nombreux mouvements ou groupes issus de l’éducation nouvelle me semble être leur rapport au collectif et au politique. Ainsi, l’éducation nouvelle peut s’étendre de l’expérience ultra sélective et élitiste de l’école des Roches, à la pédagogie prolétaire d’un Célestin Freinet, en passant par la très catholique Maria Montessori peu soucieuse de ses compromissions, au départ, avec le régime fasciste. Ce rapport au politique est d’ailleurs ce qui a engendré des conflits internes importants. On comprend bien que nos pédagogies critiques ne peuvent pas être rapprochées de pédagogies actives qui ne se soucient guère de la question de la transformation sociale, et donc qui n’envisagent l’émancipation que d’un point de vue individuel. Une définition que ne rejetteraient pas les plus libéraux d’aujourd’hui confondant l’émancipation et la libre-entreprise de soi, comme le montre Jean-Yves Mas dans notre ouvrage. En revanche, on associe volontiers Freinet aux pédagogies critiques dans la mesure où son travail pose la question des solidarités internes à la classe mais aussi inter-classes et internationales, et dans la mesure où il a toujours assumé la dimension engagée, et résolument à gauche, de son travail de pédagogue. Gautier Tolini, dans le livre, met donc en regard Paulo Freire et célestin Freinet.

C’est tout de même un peu différent avec l’éducation populaire qui, comme son nom l’indique s’adresse prioritairement aux catégories qui n’ont pas facilement accès à la culture savante, pour des raisons sociales. Là encore, on peinerait à définir unanimement ce que recouvre cette terminologie d’éducation populaire, mais enfin, dans notre livre, l’article d’Adeline Lepinay montre bien en quoi les expériences d’éducation populaire sont susceptibles de se rapprocher de ce que prônent les pédagogies critiques ; le community organizing, très développé aux Etats-Unis dans les quartiers populaires, montre à quel point ce sont des expériences fécondes d’émancipation.

Tu développes dans le livre ce que pourrait être un enseignement de l’histoire qui relèverait les enjeux du traitement des dominations de classe, de race et de genre. Pourrais-tu nous en dire quelques mots ?

Dans le livre, je prends essentiellement l’exemple de l’enseignement du fait colonial et je fais un petit pas de côté en me situant en amont des pratiques pédagogiques, c’est-à-dire au niveau des programmes, pour montrer le caractère construit du savoir scolaire, en l’occurrence, sur la question coloniale. Mon idée est la suivante : il s’agit d’un thème sensible parce qu’il interroge les contradictions du modèle républicain, donc de l’école républicaine. On pourrait résumer la contradiction de la façon suivante : Comment la devise « liberté, égalité, fraternité » a-t-elle pu justifier des crimes coloniaux allant jusqu’à la torture légale ? Or il y a aujourd’hui un double discours sur l’enseignement du fait colonial. Le premier consiste à accuser l’école d’occultation volontaire, quand le second prétend au contraire que l’enseignement de l’histoire est entièrement dévolu à la « repentance », à une sorte de « câlinothérapie » vis-à-vis des « nouveaux damnés de la terre » (je cite) que seraient les immigrés postcoloniaux. Je montre pour ma part que ces deux discours sont des allégations et que l’école produit son propre récit sur le fait colonial en combinant plusieurs contingences : la prise en compte de la pluralité culturelle dans les classes, l’écoute des différentes demandes de reconnaissance de la part de ces publics, le moteur d’intégration qui sous-tend l’école républicaine, et son « indifférence aux différences », et encore plus aux questions raciales, par souci d’universalisme. Ce faisant, l’enseignement du fait colonial, et plus généralement l’institution scolaire se trouvent en tension entre des injonctions contradictoires. Plutôt frileuse, elle y répond par un souci de fausse neutralité consistant à traiter tous les aspects de la question pour ne fâcher personne. On observe ainsi, sur les questions vives en général, des phénomènes de mise en équivalence, voire de symétrie entre victimes et bourreaux qui produisent une dépolitisation. Il y a un exemple récent assez emblématique. Un exercice à trou donné en primaire a été médiatiquement épinglé. Le ou la collègue y vantait les mérites de la colonisation : des routes, des écoles, des hôpitaux. Cris d’orfraie, lynchage sur les réseaux sociaux, de nombreuses organisations ont crié au racisme et au révisionnisme. Or quelle a été la réponse de l’académie ? Elle a précisé que l’exercice d’avant pointait les violences coloniales … On est exactement dans le schéma que je décris : un collègue, sans doute non formé, peu féru d’histoire (le moins qu’on puisse dire), donne un exercice catastrophique et délétère certes mais après avoir rappelé les « aspects négatifs ». C’est typiquement le genre d’écueils dans lesquels nous met cette frilosité de l’institution couplée à l’absence de formation. De la sorte, « vendre la mèche », comme je le fais dans cet article, sur les coulisses de construction des programmes donne à voir les tensions inhérentes à la production des savoirs scolaires et les rapports de force internes. En ce sens, on prépare une pédagogie de l’histoire dont le potentiel critique jaillira de la mise à jour rationnelle, et non idéologique, des logiques de production des savoirs.

Quant à la pédagogie féministe et aux questions de genre, un article leur est consacré, par le collectif Traces.

La pédagogie critique permet de travailler ces questions de domination sous une forme intersectionnelle c’est certain ; ce faisant, elle dépasse les tensions de l’institution rétive aux concepts trop subversifs pour l’ordre (le genre, la race).

A l’heure où Jean-Michel Blanquer entend renforcer la mise sous tutelle de l’agir enseignant et réduire les apprentissages aux savoirs dits fondamentaux (lire, écrire, compter, respecter autrui), en quoi les pédagogies critiques constituent un outil large de résistance ? Et comment faire pour qu’elles soient une ressource large ?

C’est toute la saveur des pédagogies critiques que de partir des « failles » de l’institution pour travailler sans pour autant s’opposer frontalement ; ce que refuseraient trop de collègues. Par exemple, le code de l’éducation insiste bien sur la nécessité de lutter pour l’égalité et contre les discriminations. C’est l’occasion d’expérimenter des choses en mobilisant des pratiques et des contenus qui relèvent des pédagogies critiques. Surtout, les pédagogies critiques donnent un cap, un sens et des finalités à notre métier. Elles redonnent un peu de saveur là où en effet on tente de nous cantonner à des rôles d’exécutant.e.s. et ça c’est très précieux.

Propos recueillis par Adrien Martinez