Premier degré : la culture de l’évaluation, on y est…

Quand Jean-Michel Blanquer évoque le caractère inégalitaire de notre système scolaire pour justifier ses réformes, il y a une véritable mystification dont on a déjà fait collectivement l’analyse. Ce qu’entend faire Blanquer, c’est exacerber les politiques éducatives qui ont fait de notre système scolaire un des plus inégalitaires des pays de l’OCDE, et ce de façon cohérente, à chaque échelon du système éducatif.

Son projet est bien d’assumer pleinement le caractère ségrégatif de l’école et d’avancer dans cette voie. Pour le réaliser, il faut organiser très vite la différenciation des parcours, en restreignant l’ambition de l’école à l’apprentissage des fondamentaux, en individualisant les parcours et les apprentissages, en isolant chaque élève dans un devenir scolaire socialement déterminé. Et en restreignant la possibilité pour les enseignant-es de résister à cette machine de guerre qu’est la libéralisation du système scolaire. C’est le sens des premières mesures qui concernent le premier degré, où le système d’évaluation qu’il entend imposer a une fonction centrale.

Des évaluations standardisées pour imposer des pratiques

À l’heure qu’il est, Blanquer a commencé à déployer son arsenal de textes pour orienter les pratiques enseignantes et les apprentissages des élèves dans le sens qui correspond à son projet. Si les ingrédients qu’il propose sont tous déjà connus, voire éculés, c’est l’articulation entre eux qui fait la différence. La généralisation des évaluations au CP et au CE1 à la rentrée 2018 marque de manière significative l’entrée dans une nouvelle ère, celle de la culture de l’évaluation et du pilotage par les résultats. Sous prétexte d’efficacité, il ne s’agira plus pour le ministère de modifier des contenus d’apprentissages prescrits par les programmes mais de mettre en place des évaluations dont la forme et le contenu détermineront aussi bien les contenus d’apprentissage à privilégier au détriment d’autres que les méthodes que l’on veut imposer. Les programmes, référence nationale, tout comme la liberté pédagogique inscrite dans la loi sont ainsi contournés et méprisés et la conception du métier d’enseignant-e gravement remise en cause.

Ainsi le retour sur le devant de la scène de la méthode syllabique, qui serait la solution aux difficultés des élèves dans la maîtrise de la langue écrite, n’aura pas besoin de passer par une modification des programmes mais constituera le passage obligé pour que les élèves réussissent les évaluations. Alors que l’on sait que cette méthode exclusive constitue un leurre facile à dévoiler au regard de la recherche, sa généralisation n’aura d’autre résultat que de conforter les inégalités scolaires qui participent de la reproduction des inégalités sociales. La meilleure preuve est celle des effets de la politique de Blanquer quand il était DGESCO sous le mandat Sarkozy : les mêmes méthodes avaient été préconisées dès que les élèves scolarisés entre 2006 et 2015 (donc soumis aux préconisations de 2005 puis aux programmes de 2008) obtiennent des résultats en baisse en ce qui concerne les compétences en langue. Ce ne sont pas les questions de codagedécodage qui posent problème mais bien la compréhension des textes.

L’activité enseignante sous contrôle

Même si les évaluations standardisées, aussi contestables soient-elles pour les apprentissages des élèves, ne font pas figure de nouveauté sous des gouvernements conservateurs, leur inscription dans un projet éducatif global n’a rien d’anecdotique et doit être considérée comme emblématique de l’inflexion politique voulue par Blanquer.

Il s’agit dans le protocole mis en place de proposer aux élèves une batterie d’exercices tout à fait classiques et qu’on trouve sans difficulté dans les fichiers de CP, à la nuance près qu’ils ne concernent que certains pans des apprentissages (en lecture, le code plutôt que le sens, en maths, la suite numérique plutôt que la quantité par exemple). La nouveauté ne réside donc pas dans la nature de la tâche à effectuer mais dans le fait qu’il est fait abstraction du contexte d’apprentissage, que sont sélectionnées certaines compétences quand d’autres sont ignorées, que ce protocole s’impose à tous et qu’on laisse entendre qu’il permettra de remédier aux difficultés des élèves.

Que constatera-t-on ? Que les évaluations sont standardisées, qu’elles ne prennent pas en compte le contexte de la classe et ignorent la dimension pédagogique de l’enseignement (celle qui relève des choix de l’enseignant-e). Mais aussi que le rôle de l’enseignant-e est réduit à celui d’agent-e de « passation » et d’opérateur de saisie des réponses des élèves, que l’analyse des résultats, et c’est là que se situe l’aspect le plus dangereux pour le devenir du métier, leur est retirée pour être traitée par un logiciel au niveau du ministère. Cette analyse centralisée produira le « profil » de chaque élève et le « profil » de la classe, le second étant transmis à tous les étages de la chaîne hiérarchique et utilisé comme indicateur permettant un pilotage « au plus près » de la réalité de chaque classe. Des réponses en matière de formation pourront ainsi être apportées, et plus sûrement imposées que proposées. La formation continue ne s’appuiera plus sur les besoins identifiés à partir de l’analyse de l’activité enseignante mais à partir des résultats des élèves. C’est un changement de paradigme et c’est bien ce qu’on appelle le pilotage par les résultats ! Nous y sommes. C’est ainsi que les évaluations des élèves sont un instrument pour orienter les pratiques, les uniformiser en vue d’infléchir de l’intérieur les finalités du système éducatif. Le recours à la méthode syllabique n’aura pas besoin d’entrer dans les textes, les résultats aux tests et la « formation » qui en découlera sauront l’imposer, avec certainement pression des familles à l’appui.

Un projet politique cohérent

N’allons pas imaginer que l’école soit en dehors des problématiques sociales et politiques du moment, qu’elle fonctionne hors de tout contexte et que ceux qui gouvernent le monde acceptent de se priver de ce levier que chacun s’accorde à qualifier de déterminant pour l’avenir. La poussée du libéralisme contre laquelle tente de s’organiser le mouvement social n’épargne pas l’école. Si les sociaux-démocrates s’inspiraient volontiers de la Finlande en matière d’éducation, c’est dans les pays anglo-saxons que les libéraux puisent leur inspiration. Une des particularités des systèmes scolaires de ces pays est d’utiliser les outils pédagogiques à des fins de management. Il s’agit en fait de dé-professionnaliser le métier d’enseignant-e pour en faire un instrument des politiques éducatives. Et de faire des enseignant-es les acteurs contraints d’un projet ségrégatif pour l’école. C’est dans cette perspective que nous devons aussi analyser les effets de la mise en place des évaluations en CP.

Dans ces conditions, ce n’est pas seulement la professionnalité des enseignant-es qui est attaquée : des instances exerçant un pouvoir hiérarchique seront à l’initiative des choix pédagogiques, des démarches d’enseignement, de la hiérarchisation des savoirs enseignés, des outils d’évaluation. En perdant la maîtrise, non seulement des outils, mais des gestes professionnels, c’est la dimension de conception du métier qui est remise en cause. Ainsi dépossédé-es de leur expertise, la perte du sens de leur métier guette les enseignant-es.

Des ripostes nécessaires

Blanquer a fourni suffisamment d’éléments d’analyse de sa politique pour que les enseignant-es soient en capacité, collectivement, de ne pas se laisser enfermer dans une telle vision de l’école et du métier, au risque de devenir eux-mêmes les instruments d’une politique éducative dont ils dénoncent les finalités. C’est pour cette raison que syndicalement, nous devons nous opposer fermement à la généralisation de ces évaluations, l’utilisation par l’administration des données fournies étant le premier palier de notre assujettissement à ces politiques contraires à la démocratisation scolaire et au respect de notre professionnalité. Le slogan : « reprenons la main sur notre métier ! » pourrait ne plus être d’actualité et pourrait se transformer en « ne nous laissons pas déposséder de notre métier ! ». Parce que, à l’instar des métiers de la santé, c’est bien ce qui est en train de nous arriver. Et dans tous les cas, ce sont les classes populaires qui payent le prix fort de cette réassignation de nos métiers.

CLAUDE GAUTHERON,
ADRIEN MARTINEZ