« Réaffirmation de la fidélité à la Convention de Genève »

Entretien avec Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense, membre et ancienne présidente du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s).

L’Europe se dit démunie face à l’afflux des migrants et aux tragédies qui se sont multipliées ces derniers mois , qu’en est-il selon vous ? Que penser des propositions récentes, du programme de surveillance Triton, de Frontex ?

Danièle Lochak : Les événements actuels doivent être replacés dans un contexte plus général. Cela fait des années et des années que les pays européens mettent en œuvre des moyens considérables – financiers, matériels, juridiques – pour empêcher tous les migrants indistinctement, et donc même ceux qui ont besoin de protection, d’accéder au territoire de l’Union : ils sont interceptés et/ou renvoyés vers les pays par lesquels ils ont transité, où ils courent le risque d’être exposés à des traitements inhumains, détenus durant de longs mois voire des années, ou même d’être renvoyés vers le pays qu’ils avaient cherché à fuir au risque de leur vie.

Le bilan macabre des traversées de la Méditerranée, notamment mais pas exclusivement par les personnes originaires d’Erythrée, de Somalie, de Libye ou de Syrie, restait, jusqu’aux naufrages du début de l’année 2015, largement inconnu de l’opinion ou bien ne provoquait qu’une émotion passagère.

Du côté des gouvernements et de l’Union européenne, le discours reste inébranlablement le même : si l’on veut éviter le retour de telles tragédies, il faut accroître les moyens accordés à Frontex pour intercepter les migrants illégaux et accélérer la mise en place du système Eurosur qui permettra d’améliorer, grâce à des technologies de pointe, la surveillance des frontières.

Lors du Sommet européen extraordinaire du mois d’avril consacré aux « pressions migratoires en Méditerranée », les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne n’ont pris aucune décision de nature à mettre fin à cette hécatombe.

Pire : en décidant de tripler les moyens financiers de l’agence Frontex — dont la mission est de surveiller les frontières et de dissuader l’immigration irrégulière, pas de faire du sauvetage — et en annonçant qu’ils envisageaient de s’attaquer aux trafiquants de migrants en détruisant les bateaux avant qu’ils ne soient utilisés par les passeurs, les États membres ont fait des choix qui ne feront que rendre encore plus difficile la traversée et renchérir le prix du passage, empêchant ainsi les réfugiés d’échapper à ceux qui les persécutent.

Et ce, en débit des exhortations venant de toutes parts, notamment du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qui invite les États européens depuis plusieurs années, avec de plus en plus d’insistance mais toujours aussi peu de succès, à faire preuve de solidarité à l’égard des réfugiés.

On inverse, en somme, le problème et la solution : la « solution » préconisée ne peut qu’aggraver le « problème » qu’elle prétend résoudre et dont la racine réside dans les dispositifs mis en place par l’Union et les États membres pour maintenir à distance l’ensemble des étrangers venus du Sud, y compris ceux qui sont à la recherche d’une terre d’asile.

Le discours qui consiste à dire qu’il faut mettre fin à l’activité des passeurs pour que tout rentre dans l’ordre, est une affirmation particulièrement hypocrite. D’abord, c’est parce qu’on empêche les migrants d’utiliser les modes de déplacement normaux, en fermant toutes les routes légales et sûres pour venir en Europe — notamment par la politique des visas et les sanctions à l’encontre des transporteurs — qu’ils sont obligés de se tourner vers les passeurs, faisant ainsi la fortune des trafiquants dont les tarifs augmentent en même temps que les risques encourus.

Ensuite, à supposer qu’on soit capable de stopper l’activité de ces passeurs — ce qui est douteux car cela supposerait de leur livrer une véritable guerre – cela aurait pour conséquence, si la politique européenne ne change pas, que les gens qui ont recours à ces passeurs seraient torturés, tués et enfermés sur place au lieu de périr en Méditerranée, puisqu’aujourd’hui c’est le choix qui leur est laissé.

Et l’instauration de quotas au niveau européen, pourrait-elle représenter une solution ?

D.L. : À la fin du mois de mai dernier, la commission européenne a présenté un « plan global sur l’immigration ». Une des propositions était d’accueillir 40 000 Syriens sur deux ans, un chiffre dérisoire par rapport aux centaines de milliers de personnes qui ont dû trouver refuge dans les pays limitrophes.

Plus généralement, la commission proposait de répartir les demandeurs d’asile entre les États membres sur la base d’une clé fondée sur la combinaison de plusieurs critères démographiques et économiques. L’idée d’imposer des quotas obligatoires a fait long feu.

Le principal aspect positif des propositions de la commission, c’est qu’elle revenait à reconnaître que le règlement Dublin ne marche pas. Ce règlement interdit à un demandeur d’asile qui arrive sur le sol européen de décider dans quel pays il va demander l’asile et a fortiori de faire des demandes dans plusieurs pays.

Le règlement pose des critères pour déterminer l’État responsable de la demande, mais le plus souvent le critère appliqué conduit à désigner l’État par lequel le réfugié est entré sur le territoire de l’Union et donc, en pratique, le plus souvent l’Italie ou la Grèce.

Le droit d’asile est-il sérieusement mis à mal en Europe ? Observe-t-on des différences entre les pays ?

D. L. : En dépit de la réaffirmation de la fidélité à la Convention de Genève, le « régime d’asile européen commun », mis en place par une série de directives qui doivent être ensuite transposées dans les législations internes, est plus orienté vers un objectif d’endiguement et de dissuasion que de protection.

La systématisation de notions comme celles d’« asile interne », de « pays de premier asile », de « pays tiers sûr », de « pays d’origine sûr », constituent autant d’obstacles à la reconnaissance du statut au motif que le demandeur aurait pu demander l’asile ailleurs qu’en Europe ou que les risques qu’il invoque sont a priori suspectés de n’être pas réels.

La procédure d’octroi du statut offre d’autant moins de garanties que, sous prétexte de déjouer les abus, on multiplie les motifs justifiant le recours à une procédure accélérée. Quant à la nouvelle directive sur les conditions d’accueil, elle autorise l’enfermement des demandeurs d’asile pendant le temps de l’examen de leur demande dans un nombre si élevé d’hypothèses qu’il risque de devenir la norme.

Les textes européens n’offrent donc qu’une protection lacunaire et trompeuse. Ils ne remplissent pas, de surcroît, l’objectif d’harmonisation qui leur est officiellement assigné et qui justifie, par exemple, que le demandeur d’asile n’ait pas le choix du pays auquel il entend demander protection.

L’application du règlement Dublin repose sur la présomption que les conditions d’accueil et les chances d’obtenir le statut sont équivalentes dans tous les États membres. Or il n’en est rien. Des différences importantes existent d’un État à l’autre en ce qui concerne l’accueil, la qualité des procédures et surtout les décisions prises puisque, pour une même nationalité, le taux de reconnaissance peut varier de zéro à près de 100 % en fonction du pays qui examine la demande .

Il existe des réseaux comme Migreurop qui agissent sur ce terrain mais pourquoi est-il si difficile d’avoir des mobilisations d’importance au niveau européen ?

D.L. : Dès lors que la politique d’immigration et d’asile se décide de plus en plus au niveau européen, il serait logique et souhaitable que les associations et ONG réussissent à faire entendre leur voix à ce niveau-là.

Des mobilisations existent : ainsi, Migreurop – un réseau européen et africain de militants et chercheurs qui s’est donné pour objectif de faire connaître et de lutter contre la généralisation de l’enfermement des étrangers et la multiplication des camps et plus généralement contre les politiques migratoires de l’Union européenne – mène de nombreuses campagnes d’interpellation des institutions européennes.

Plusieurs appels ont dénoncé l’aveuglement sécuritaire et meurtrier de l’Europe, notamment à la suite du dernier sommet européen sur les migrations.

Mais outre le fait qu’il est forcément plus difficile de se mobiliser à l’échelle européenne, plus difficile encore d’organiser des manifestations, il n’existe pas au niveau européen d’organe de décision sur lequel il serait possible de faire pression : le parlement n’a qu’un pouvoir limité, le pouvoir « exécutif » est exercé par la commission et surtout par le Conseil, donc la réunion des chefs d’État ou de gouvernement, autrement dit les États. . ●

Propos recueillis

par Sophie Zafari