Critiques de livres (revue n°31)

Visages du polar

Le « polar » ne se laisse pas aisément définir. Il partage ce mystère avec le jazz –
et la musique baroque. Il est plus facile de déterminer les romans qui n’en font pas partie.
Il ressemble à l’identité.
Chacun peut avoir le sentiment de son identité sans pouvoir le traduire en mots.
Des mots qui ne peuvent que figer une réalité mouvante.

Ainsi en est-il des « romans policiers » de Sébastien Japrisot et de ceux de John Burdett. Le premier est un auteur classique, amoureux de la langue française qu’il pratique en maître et des intrigues qui distendent le temps tout en interrogeant le lecteur. L’œuvre maîtresse, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, fait l’étalage de ces qualités. Cette histoire pleine de bruits et de fureur racontée par une imbécile – pour citer Shakespeare – dans le sens où elle ne comprend pas ce qui lui arrive – le lecteur non plus – est pleine d’une naïve rouerie qui semble être la marque de Jean-Baptiste Rossi, le nom de naissance de Japrisot. L’auteur de polar naîtra le 18 janvier 1962 faisant mourir Rossi. Pour l’éternité, c’est ce pseudonyme qui s’imposera. Bizarre retournement qui fait de cet art supposé mineur – et même souvent qualifié, surtout dans ces années 1960 et 70, de « littérature de gare » – un phénomène majeur imposant le nom de cette plume singulière.

Sans raison particulière(1), Gallimard publie dans sa collection Quarto ses Romans policiers, titre qui fait référence aux collections de départ (chez Denoël) sans correspondre vraiment au contenu. Il faudrait presque parler de romans à intrigue, sociaux, réunissant des personnages qui n’ont rien à voir les un-es avec les autres comme dans ce Compartiment tueurs, le premier de cette série. Des individus pris dans une nase sans qu’ils – elles – puissent en comprendre les raisons, les motifs. La référence – Japrisot le répétera – c’est Alice au Pays des merveilles, premier livre qu’il a lu. L’intrigue de départ ressemble à ce voyage mathématique que fait Alice, particulièrement dans La course du lièvre à travers les champs. Le monde de l’enfance se perpétuant chez les adultes mâles.

Dans le même mouvement se retrouve aussi l’esprit de ces temps, de ces années 1960, de révolutions dans les comportements, dans le genre de vie incluant des transformations profondes dans l’environnement urbain notamment. Sans le vouloir, il participe d’un travail de sociologues.
Sans parler du plaisir de ces retrouvailles, celles et ceux qui le découvriront auront cette joie ineffable de rentrer dans un univers particulier. Cette édition est complétée par « Vie et Œuvre » de Jean-Marie David-Lebret – comme pour tous les autres ouvrages de cette collection – qui interroge sur la personnalité de l’auteur. Que peut-on savoir de Japrisot sinon qu’il a écrit des romans, des scénarios, des pièces de théâtre, réalisé des films ?

John Burdett creuse un autre filon, le polar exotique. Il prend un inspecteur de police thaï, Sonchaï Jitpleecheep – imprononçable –, fils d’une prostituée et d’un américain de passage, un sang mêlé, qui voudrait se conduire comme un saint dans un environnement où la corruption est la règle de vie et de survie et le jette dans le monde de sang et de violence. Pourquoi chercher le coupable des meurtres si les puissants ne peuvent pas être condamnés ? Dans ce troisième opus(2), Bangkok Psycho(3), la marchandisation de nos sociétés est là, tout entière. Des hommes puissants et riches paient une prostituée pour qu’elle se fasse tuer en direct et réaliser un « snuff movie » vendu sur Internet sous forme de DVD. L’inspecteur veut savoir pourquoi elle a été tuée et ce faisant se débarrasser de ce fantôme qui hante toutes ses nuits. L’auteur nous fait ainsi entrer dans un monde pourri dans lequel officient à la fois des généraux khmers rouges fournisseurs de brigades de tueurs au service du plus offrant, des avocats occidentaux et tout un monde interlope incluant le chef de la police qui organise des chantages. Au détour d’un paragraphe, l’inspecteur s’adresse aux « farangs » que nous sommes, nous qui ne sommes pas thaï, pour nous informer de telle ou telle spécificité culturelle. Une vraie leçon de chose sur la Thaïlande d’aujourd’hui.
Le parrain de Katmandou est le titre de la quatrième aventure de Sonchaï. Il vient de perdre son fils et veut retrouver la voie du Bouddha en se droguant. Vikorn, son supérieur, lui fait faire du trafic d’héroïne tout en le faisant enquêter sur l’assassinat d’un réalisateur américain célèbre… Dans le contexte de l’ouverture des Jeux Olympiques à Beijing, en Chine, qui joue aussi un rôle dans l’intrigue. Burnett mêle habilement l’actualité, les traditions, la famille de l’inspecteur – la mère tient toujours un bordel dont s’occupe aussi le fils – et les grands thèmes récurrents du polar. Une manière d’entrer en Thaïlande, de la voir et de commencer à la comprendre. Avec ce qu’il faut d’humour et d’ironie.

Nicolas Benies

– Romans policiers, Sébastien Japrisot, Quarto/Gallimard.
– Bangkok Psycho, John Burdett, 10/18, domaine policier. Le parrain de Katmandou, John Burnett, Presses de la Cité.

1) Jean-Baptiste Rossi (Sébastien Japrisot),
né le 4 juillet 1931 à Marseille, mort le 4 mars 2003
à Vichy, publie en 1962 son premier polar, Compartiment tueurs. Sauf à fêter le 80e anniversaire
de sa naissance – et pourquoi pas ? –
cette publication ne trouve sa justification
que dans le plaisir de relire ces romans et scénarios.

2) Les deux précédents, Bangkok 8 et Bangkok Tattoo ont aussi été republiés par 10/18.

3) Le titre anglais est plus en phase avec le contenu de ce roman : Bangkok Haunts, une sorte de ville hantée et il s’agit bien de mort-es-vivant-es
qui encombrent le monde des vivants…

Cuba, Trotski
et son assassin

L’Homme qui aimait les chiens, qui donne son titre à ce roman, s’appelle Ramon Mercader, l’assassin de Trotski(1). Les romans qui lui sont consacrés ne sont pas courants. Jorge Semprun a bien jadis écrit un roman d’espionnage intellectuel intitulé La deuxième mort de Ramon Mercader mais le personnage principal était un homonyme du Mercader qu’on connaît et souffrait d’ailleurs de cette homonymie(2). A ma connaissance, si l’on met de côté les quelques polars anti-PC que Thierry Jonquet a signé sous ce pseudonyme(3), c’est à peu près tout ce que Mercader a laissé comme trace littéraire.

Ayant lu un certain nombre des ouvrages spécialisés de Pierre Broué, croyant en conséquence relativement bien connaître l’histoire de Trotski et de son assassinat, je n’aurais jamais cru qu’un roman sur ce sujet puisse m’accrocher. J’avais tort, ayant oublié ce qu’est véritablement un roman historique. Padura nous fait en l’espèce une magnifique démonstration. Le roman est écrit à partir des biographies de Trotski et de Mercader. Autant celle-la est nourrie de nombreux détails connus, autant celle-ci est pleine de zones d’ombres. Toutes deux peuvent permettre à un écrivain talentueux de s’en emparer et d’en faire une véritable épopée. Bien sûr, celle-ci est fortement teintée de tragédie, celle de l’histoire de la dégénérescence et de la trahison de l’idéal communisme, une des plus grandes tragédies du XXème siècle. L’histoire est loin de s’arrêter à la mort de Trotski, elle se poursuit à travers la vie de Mercader, instrument pathétique et pitoyable d’un pouvoir qui théorisait l’anéantissement personnel de ceux qui le servait. Elle continue également avec celle du narrateur, un écrivain frustré (double de l’auteur ?), qui s’essaie tant bien que mal à rester debout dans le Cuba triste et vide des années 1970 et 80, gangréné par la bureaucratie, étouffoir absurde de toute vie authentique.

Mélangeant les chronologies, le roman est donc fait de plusieurs récits qui s’entremêlent à la manière sud-américaine. Celui de la vie de Trotski nous emmène aux confins de la Sibérie où l’ancien leader bolchevik est déporté avant de nous emporter en Turquie, France, Norvège et surtout Mexique. Celui de Ramon Mercader nous fait revivre la guerre d’Espagne et la froideur triste de l’URSS. Ces voyages contrastent avec l’univers étriqué du narrateur, coincé dans l’univers triste et sans relief du Cuba d’aujourd’hui, dernier vestige anachronique d’une histoire ignorée qu’il raconte avoir découverte par hasard et qu’il livre comme un ultime effort pour donner un sens à sa vie malmenée. Assurément un grand livre.

SM

– Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens, Métailié.

1) Trotski ou Trotsky ? La première orthographe correspond
à celle de la transcription classique du russe aujourd’hui,
c’est celle de l’auteur de ce livre. La deuxième est celle qu’utilisait l’intéressé lui-même quand il écrivait en français.

2) Jorge Semprun, La deuxième mort de Ramon Mercader,
Gallimard, 1969.

3) Notamment l’excellent Du passé faisons table rase
qui massacre allègrement le PC des années 80,
réédité sous son vrai nom en 2006 (Folio Policier).

Je préfère qu’ils me croient mort

On sait que le rêve d’une vie meilleure en Europe nourrit de nombreux trafics et engraisse de sordides marchands d’illusions qui peuvent s’avérer être de véritables négriers des temps modernes. Le court roman d’Ahmed Kalouaz donne un petit coup de projecteur sur un monde ignoré des médias, celui généré par les profits fous du foot et qui se nourrit aussi de la misère des faubourgs du Mali.

Ainsi l’histoire de Kounandi, jeune adolescent qui rêve à Bamako au fabuleux destin de tous ces grands footballeurs que l’Afrique a donnés à l’Europe et dont les hauts-faits rapportés à la télé sont rejoués sur les terrains vagues du quartier avec un ballon de fortune. Sa vie a basculé dans le sillage d’un Italien portant costume qui prétendait recruter pour de grands clubs, promettant monts et merveilles. Pour que le recruteur puisse emmener Kounandi et quelques autres, il fallait toutefois que sa famille réunisse une très forte somme. Appâtée par ces rêves de richesse, la somme fut réunie, faisant porter sur le jeune Kounandi les espoirs de toute une famille et de son quartier.

Une fois en Europe, le rêve tourna vite au cauchemar. D’abord exploités et maltraités, lui et ses amis sont finalement abandonnés. Le livre raconte cette errance d’un jeune à qui le retour même paraît interdit tant il est sûr de ne se heurter qu’à incompréhension et rancœur d’avoir échoué à ramener la fortune promise. Livre-documentaire, ce court roman paru dans une collection pour ados peut se lire dès le collège.

Stéphane Moulain

– Ahmed Kalouaz, Je préfère qu’ils me croient mort, Rouergue.

Qu’est-ce qu’un OGM ?

Répondre à cette question quand elle est posée par un jeune enfant n’est pas chose aisée. L’album de Julie Lannes, Chimères génétiques, apporte aux pédagogues en difficulté une aide substantielle. Il présente un échantillon de 12 OGM réellement existants en donnant pour chacun la modification génétique établie et l’effet attendu. Déjà ces informations ont un certain intérêt. Savoir par exemple qu’on a ajouté à certaines fraises un gène issu du flétan, poisson vivant dans des eaux glaciales, de manière à les rendre plus résistantes au froid n’est pas sans intérêt. Mais le plus intéressant est l’illustration pleine page que l’auteur a faite de chacun des dits OGM, faisant de l’album une sorte de bestiaire surréaliste et angoissant ou, pour reprendre l’expression de l’auteur, de chimères à la fois désopilantes et terrifiantes.
Ces OGM n’ont à ce jour jamais été commercialisées. Ils illustrent l’effrayant pouvoir que l’homme s’est attribué sur l’évolution des espèces, un pouvoir dont on mesure mal les conséquences possibles. Ce livre peut servir d’utile point d’appui pour expliquer aux plus jeunes ce que sont les OGM mais sa lecture sera impressionnante pour tous.

SM

– Julie Lannes, Chimères génétiques, L’Atelier du Poisson soluble.