Tel-Aviv, Haïfa… ça bouge : la révolte des tentes

Des centaines de milliers
de manifestants ont défilé plusieurs
fois en Israël cet été « pour la justice sociale ». Le mouvement a surpris dans une société rendue muette
et immobile depuis des années. Michèle Sibony (1) nous fait part
de ses impressions.

L’espoir d’un changement est permis mais au delà des revendications sociales engagées contre la politique néolibérale, les éléments nécessaires à un réel changement ne sont encore présents qu’en germes dans une société bridée depuis des années autour de la sécurité et d’une vision close d’Israël isolé dans une région hostile.

La sécurité nationale, condition de la survie, pèse comme une chape de plomb obligée et assumée par tous dans un consensus de béton depuis la fondation de l’Etat. Quant au néolibéralisme, des années de martèlement médiatique et politique ont ancré dans les esprits qu’il est l’unique système viable pour les sociétés humaines. A cet égard, il faut noter les pathétiques efforts des media politiques israéliens pour maintenir à tout prix le débat autour du tout économique libéral comme seul ordre du jour acceptable. Le mot économie prononcé toutes les minutes dans tous les débats traduit la volonté de traiter toute la revendication dans cet unique cadre.

Les gens qui s’expriment sur les places et devant les campements reprennent tous la litanie des privatisations, déréglementations et baisse de pouvoir d’achat. Ils disent aussi qu’ils veulent vivre autrement, et cela ne peut se résumer à des changements économiques. Le slogan majeur, absolu, est partout : le peuple veut la justice sociale. Le mot révolution est repris dans les manifestations. Les aspirations semblent être bien plus grandes que ce qui peut être exprimé.

« Un peuple entier
réclame un avenir ! »

Ce slogan contient à lui seul beaucoup des questionnements et paradoxes qui traversent ce mouvement. Que recouvre l’expression « un peuple entier » ? Quel sens donner au terme « avenir » ? D’autant que ce slogan actualise celui scandé il y a bientôt trente ans par les masses de feu « La Paix Maintenant » dissoutes par et dans l’échec de Camp David 2 : un peuple entier réclame la paix. Le même peuple dans la rue ne dit plus un mot de la paix. Pourtant, quelques frémissements indiquent que la question est présente, mais si brûlante que l’on préfère se taire. C’est même dit-on une décision assumée par les leaders du mouvement. Le cinéaste israélien Eyal Sivan me faisait remarquer dans la manifestation du 30 juillet le petit nombre de drapeaux israéliens, beaucoup moins, disait- il, que dans n’importe quelle manifestation de Shalom Archav.

Mais ce mouvement se veut social et non national. Ce qui constitue en soit une brèche dans le consensus. C’est ce qu’exprime Shira Ohayon, représentante des mères célibataires, lors de la manifestation des 350 000 à Tel Aviv : « nous n’avons aucune sécurité dans ce pays ! » Et ces paroles, reçues 5 sur 5 par la foule qui hurle, sonnent comme une menace et un rappel : le terme sécurité (sociale) est posé ici en contrepoint de l’autre (nationale), sacro-sainte, devant laquelle tout doit se taire et reculer. Sécurité sociale contre sécurité nationale ? Un piège à éviter ? Quasiment toutes les prises de paroles des acteurs du mouvement commencent par : « moi citoyen, citoyenne qui paie des impôts et ai servi dans l’armée…». La revendication semble ne pouvoir légitimement s’exprimer qu’à partir de cette référence au consensus.

Cependant lors de la manifestation du 6 août, plusieurs manifestants ou artistes et personnalités prendront sèchement leur distance avec la sacro sainte sécurité nationale. Le très politique comédien Moshe Ivgui indique même qu’il craint comme beaucoup que l’on n’hésite pas à provoquer des incidents frontaliers ou des événements concernant la sécurité pour éteindre le feu du mouvement social. Effectivement, les tirs sur la frontière libanaise d’il y a quelques jours ont donné lieu à cette interprétation : c’est Netanyahou qui aurait provoqué l’incident pour revenir sur le terrain où l’on ne peut que se taire…

Justice pour tous !

Tous ? Pour certains, il s’agit de ne pas oublier les juifs orientaux, pour d’autres les femmes, les religieux, les colons, les classes les plus pauvres de la société israélienne qui ont beaucoup de mal à rejoindre le mouvement. Tous, sauf… ceux qui n’ont aucune possibilité de faire partie du consensus sioniste et pour cause ! Ceux qui ont des problèmes de logement depuis au moins 1948 ! Ceux là sont reconnus à la marge seulement, dans les groupes communistes, ceux dits d’extrême gauche, et quelques groupes progressistes. Très peu de Palestiniens dans les manifestations et peu de slogans contre l’occupation.
Le collectif arabe ressent une frustration et en même temps, ça bouge : Keefah, une amie palestinienne de Haïfa, tente de traduire ses sentiments : « nous çà fait des années qu’on demande la justice sociale ! Et on en a marre d’être seuls. Si cet Etat parvenait réellement à être celui de tous ses citoyens, traités à égalité, je n’aurais pas de problème à ce qu’il s’appelle Israël. Je reconnais que cela a bougé, j’entends les gens parler à mon travail et poser la question : à quoi leur sert un Etat juif et le sionisme, s’il ne leur garantit pas une vie décente ? ».

Ce mouvement est dans l’impossibilité de s’interroger ouvertement sur le sionisme, l’inégalité structurelle et la guerre permanente qu’il implique. Il ne peut articuler aujourd’hui sa revendication sociale pour toute la classe moyenne juive avec celle d’un autre monde possible où la justice sociale passe par l’égalité de tous et l’amorce d’un véritable processus de décolonisation.
Pourtant, le mouvement s’est placé d’emblée dans les pas de la Place Tahrir, et lorsque Yeouda Poliker doit clore la manifestation du 30 juillet par La Tivka (l’hymne national juif israélien), il chante un morceau de sa composition sur un nouveau Moyen Orient…

Un peuple entier réclame un avenir ! ●

Michèle Sibony, Haïfa, le 10 aout 2011

1) Michèle Sibony est vice-présidente de l’Union juive française pour la paix (UJFP).
Elle a vécu en Israël où elle a fait ses études.
Elle a maintenu des contacts étroits avec ce pays, avec ses amies féministes militantes contre l’occupation et les mouvements pacifistes.