« Pas de classes sans lutte des classes », questions à Alain Bihr

Alain Bihr est sociologue à l’université de Franche Comté.

◗ L’Ecole Emancipée : A quelles intentions répond l’ouvrage(1) que tu viens de publier ?

Alain Bihr : Tout d’abord, celle de mettre à la disposition du lecteur une présentation méthodique et synthétique des principes de l’analyse marxiste des rapports sociaux de classes. Après une éclipse de plusieurs décennies, consécutive à l’effondrement du mouvement ouvrier européen et de ses modèles politiques, la catastrophe socio-économique engendrée par les politiques néolibérales a remis globalement Marx à l’honneur. La fable de la constitution d’une immense classe moyenne englobant les deux tiers, voire les quatre cinquièmes, de la population a volé en éclats. Car ces politiques ont aggravé les inégalités sociales et ont rendu perceptible la persistance de la division de ces sociétés en classes sociales et de l’intense lutte permettant aux uns d’accroître leur richesse, leur pouvoir, au détriment des autres. Mon ouvrage vise tout simplement à rendre intelligibles ces intuitions désormais redevenues communes.

◗ EE : Pourquoi continuer à privilégier la référence au marxisme ? N’y a-t-il pas d’autres approches possibles ?

AB : Bien sûr que si ! Et je ne me prive pas d’emprunter à des auteurs non marxistes, Bourdieu par exemple. Mais, je continue à privilégier la référence à Marx pour deux raisons. Marx le premier et, souvent mieux que ces successeurs, a su défendre l’idée que ce sont les rapports entre les classes qu’il faut placer au centre de l’analyse : les classes n’existent et ne se peuvent se comprendre que par les rapports qui les unissent entre elles. Rapports qui trouvent leurs fondements dans les rapports capitalistes de production, avec leurs dimensions irréductibles d’exploitation et de domination.

La seconde originalité de l’approche marxienne est l’insistance mise sur la dimension de lutte inhérente aux rapports de classes. Pas de classes sans luttes des classes ! Ce qui signifie que les rapports entre les classes sont nécessairement des rapports conflictuels mais aussi, inversement, que les classes n’existent que dans et par leurs luttes les unes contre les autres.

◗ EE : Ce disant, tu ne te démarques pas de ce que le marxisme répète depuis plus d’un siècle…
AB : Ma fidélité aux principes marxiens ne m’empêche pas de prendre quelque distance critique par rapport à une certaine orthodoxie marxiste. Ainsi, je continue à faire de la lutte des classes le moteur de l’histoire contemporaine mais je la conçois comme un moteur à quatre temps et non pas à deux temps. Je pense en effet que les rapports capitalistes de production donnent naissance non pas à deux classes (bourgeoisie et prolétariat) mais à trois classes : au sein de ces rapports se forme une classe de salariés chargés des tâches de conception, d’organisation, de contrôle et d’inculcation des rapports de domination, dans le travail aussi bien qu’hors du travail, par lesquels le capital assure sa reproduction – je la dénomme encadrement pour cette raison : elle regroupe en gros ce que la nomenclature des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE répertorie comme « cadres et professions intellectuelles supérieures » et « professions intermédiaires ». A quoi s’ajoute la petite-bourgeoisie des travailleurs indépendants mettant en valeur par leur travail des moyens de production qui leur sont propres, classe d’origine précapitaliste que les rapports capitalistes de production tendent simultanément à dissoudre mais aussi à reconstituer sur de nouvelles bases.

Ou encore, si je continue à faire de la lutte des classes le principe générateur des classes sociales, je montre aussi combien elle peut les faire disparaître. D’une part, en les décomposant : en accentuant leurs clivages internes, en donnant naissance à des couches spécifiques au sein de certaines classes. Tandis que, d’autre part, les contraintes des luttes de classes conduisent fréquemment classes, fractions ou couches à passer des alliances entre elles, qui peuvent quelquefois donner naissance à des blocs sociaux au sein desquels on observe des phénomènes de fusion partielle des protagonistes. Autrement dit, les luttes de classes peuvent donner naissance à plus ou à moins que des classes sociales. Il s’agit d’un processus plus complexe que les formules auxquelles on a eu quelquefois tendance à vouloir le réduire. ●

1) Les rapports sociaux de classes,
Lausanne, Page deux, 140 pages, 9,5 €.